Depuis la pandémie du Covid et même un peu avant, le champ des possibles tend à se réduire. L’horizon, si prometteur dans les années soixante-dix, est couvert en ce début du XXIe siècle d’un épais nuage bouchant les perspectives d’un futur enthousiaste. Le dérèglement climatique si anxiogène s’invite désormais au quotidien dans la marche de la société. Et l’on constate de visu les conséquences.
Dans ce nouveau contexte, chacun tente de tirer son épingle du jeu. Tout comme Eddie, l’un des personnages de Voltiges, le dernier roman de Valérie Tong Cuong. Issu d’une famille sans problème financier, Eddie mène une carrière lui rapportant des revenus confortables. Mais cette famille a sa part d’ombre avec ce frère sorti de nulle part au moment du décès de son père. Grâce à l’héritage, Eddie investit dans son cabinet de conseil qui lui prend une très grande partie de son temps. Avec son argent, il peut offrir à sa femme Nora et sa fille Leni, une vie de rêve. Nora a quitté son emploi pour se consacrer à la création de bijoux qu’elle réalise dans un atelier installé dans sa vaste et confortable demeure. Elle s’occupe également de Leni, une adolescente passionnée par le tumbling. Présentant des qualités indéniables pour cette discipline acrobatique, Leni est poussée par son entraîneur Jonah Sow. La jeune fille s’impose une discipline de fer afin de briller dans les compétitions.
Si tout va dans le meilleur des mondes pour cette famille privilégiée, les nuages noirs s’accumuleront lorsqu’Eddie apprendra que son entreprise croule sous les dettes et qu’il est ruiné. Préférant ne rien dire à sa femme, il s’emmure dans une accumulation de mensonges pensant s’en sortir seul afin de retrouver son lustre d’antan. De mensonge en mensonge et d’échec en échec, Eddie se perd et fait payer à toute la famille sa descente aux enfers. Grâce à l’argent de sa mère, il parvient à donner le change, mais Nora voit bien que les choses ne sont plus comme avant. Eddie devient possessif, agressif. Son humeur rend l’atmosphère aussi irrespirable à la maison qu’à l’extérieur où les phénomènes climatiques enchaînent les incendies, les tempêtes.
Dans son roman au parfum de fin du monde, Valérie Tong Cuong nous donne la version de tous les protagonistes de la vie d’une famille qui bascule. Chacun prend la parole pour exprimer son ressenti devant ce qu’il vit. Entre la fin d’un monde et celui du monde, les choses sont douloureusement en harmonie. Avec Voltiges, Valérie Tong Cuong ne manque pas de nous rappeler l’importance de parler. Le silence tue trop souvent ou entraîne des situations que l’on repousse sans cesse jusqu’au point de non retour.
Pascal Hébert
Voltiges, de Valérie Tong Cuong. Éditions Gallimard. 226 pages. 20,50 €.
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Questions à Valérie Tong Cuong : « Nous sommes soumis à un impératif d'adaptation »
Voltiges, le titre de ton roman, c’est la voltige de Leni, mais aussi celle de son père et du monde dans lequel nous vivons ?
Nous évoluons dans un monde en transition, les repères s'effondrent, d'autres surgissent, les valeurs évoluent, l'incertitude augmente et le changement est permanent. Nous sommes soumis à un impératif d'adaptation. Pour les plus adultes, c'est très difficile, car ils se sont structurés autour d'un système très ancien, transmis de génération en génération, ils n'ont pas forcément l'énergie ou le désir de tout remettre en question. C'est d'autant plus vrai pour les plus âgés, qui ont moins à perdre, puisque l'essentiel de leur vie est derrière eux. Les plus jeunes, eux, savent que leur avenir est mouvant, menacé, ils se mobilisent plus vite et plus nombreux. Chacun doit alors apprendre à voltiger avec cette nouvelle donne, et des moyens différents.
La chute d’Eddie, qui a bien du mal à se relever, ne symbolise-t-elle pas aussi la chute de l’humanité ?
On peut le voir ainsi : une chute indéniable, mais que l'on peut, du moins je le crois et l'espère, être enrayée. C'est l'enjeu pour Eddie : prendre conscience de qui il est vraiment, de ce qu'il peut encore changer ou pas en lui et autour de lui. Se relever a un coût. Il va devoir faire des choix. De la même manière, nous avons tous un rôle à jouer pour cultiver et protéger notre humanité, qui implique certains sacrifices.
« Il y a surtout là une injonction sociale terrible »
Tu mets le doigt sur la peur d’Eddie, qui ne peut dire à sa femme que la vie sans contraintes financières est terminée. N’y a-t-il pas de l’orgueil dans ce silence qui l’étouffe ?
Il y a surtout là une injonction sociale terrible. Eddie a été élevé dans l'idée que la réussite de l'homme se mesure à sa réussite matérielle, que sa puissance en tant qu'homme est liée à son pouvoir et sa richesse, et que son unique rôle est d'être un protecteur pour sa famille. Si bien que lorsqu'il perd tout, alors il a le sentiment de perdre aussi son identité et sa fonction profonde. C'est donc pour lui une plongée dans le désespoir et le néant qui entraîne un comportement irrationnel. Et certainement teinté d'orgueil, lorsqu'il s'entête, et se persuade qu'il trouvera une solution alors que tout lui indique que son plan ne peut pas fonctionner. Et cela en dépit de l'amour immense et sincère qu'il éprouve pour sa femme et sa fille.
Tu pointes également les conséquences dramatiques de ce silence sur toute la famille. Les tensions sont palpables et entraînent des réactions à tous les étages. Que penses-tu du comportement d’Eddie ?
C'est un comportement conditionné à ses croyances profondes. Il a cependant des éclairs de lucidité : comme chacun d'entre nous, malgré nos programmations, nous avons au fond de nous une petite voix qui nous confronte à la vérité. Encore faut-il accepter de l'écouter.
« Je suis très perturbée de constater que beaucoup de gens nient encore l'évidence. »
Le changement climatique est également bien présent dans cette histoire où tout semble se dérégler. Comment réagis-tu face aux événements météorologiques catastrophiques ?
Je suis très perturbée de constater que beaucoup de gens nient encore l'évidence. Le dérèglement climatique menace l'avenir de l'humanité or il est possible de l'enrayer. Mais pour cela, nous avons besoin de volontés politiques. Ce n'est pas simple, je le reconnais, à mettre en œuvre, car il faudrait agir au niveau mondial (et pour commencer, au niveau européen). Mais tous les pays n'ont pas les mêmes priorités ni les mêmes responsabilités dans ce dérèglement. Ils n'ont pas le même niveau de développement et doivent aussi compter sur leur économie. Hélas, intérêts économiques et enjeux climatiques ne vont pas de pair.
Penses-tu que l’avenir se referme devant cette planète qui semble rejeter l’humanité ?
Il s'obscurcit. Comme Leni, qui a 13 ans au début du livre, beaucoup de jeunes pensent que c'est foutu, qu'ils n'ont pas d'avenir. Je continue à espérer le contraire, car l'humanité a montré sa capacité à surmonter des crises immenses par le passé.
Pendant que l’on s’enfonce doucement dans la poussière, l’Homme continue de faire des guerres d’un autre âge et de courir après l’argent. Puisque l’on sait, n’est-ce pas une fuite en avant suicidaire ?
Depuis que l'humanité existe, l'appétit et l'esprit de conquête n'ont cessé de peser sur l'Histoire. On peut le déplorer mais cela ne changera rien. Il faut surtout s'employer à le nuancer, le freiner ou le contrer.
Quel message peut-on adresser aux jeunes en proie au doute et se pensant sans avenir ?
Nous entendons votre détresse. Et nous sommes nombreux à vouloir vous aider à trouver des solutions, et à nous battre à vos côtés.
Valérie, qu’est-ce qui te fait tenir debout ?
Le courage de toutes celles et ceux qui se battent dans le monde, dans des conditions parfois effroyables, pour la justice, la liberté, le droit humain et bien sûr, pour la planète.
Propos recueillis par Pascal Hébert
(photo Francesca Mantovani)