Après les algues vertes, le remembrement : la tranquille et intrépide Inès Léraud poursuit ses enquêtes sur le « progrès » du monde agricole - traduisez : son épuisement et son éreintement. L’empoisonnement de l’air, des rivières et de la mer, des nappes phréatiques et de la terre, dénoncé dans Les Algues vertes, apparaît, à la lecture de ce nouveau livre, Champs de bataille, comme le résultat final d’une exploitation étatique, cynique, des campagnes inaugurée avec la restructuration des terres menée manu militari dès 1940. On a envie de dire d’emblée : la France a eu Pétain, Pisani et De Gaulle. Aujourd’hui, elle a Inès Léraud, celle qui ouvre les yeux des contemporains et amorce une histoire nouvelle, celle de l’agression écologique à grande échelle.

Modernisez-vous !

L’histoire commence aux environs de Redon, progresse en Haute-Vienne, en Champagne Pouilleuse ; les paysans se voient reprocher leur arriération : parcelles trop petites pour produire efficacement, pauvreté, patois. Eux sont étonnés : ils vivent heureux de leurs champs, pâturages, vergers, et ne demandent rien à personne, pratiquant l’agroforesterie sans le savoir. Ils résistent aux injonctions administratives, aux câlineries technocratiques, aux brandons de discorde répandus insidieusement dans les bourgs ? Les arrêtés des maires, des comités et autres organisations qui stratifient l’offensive pro-remembrement entrent en action, bulldozers à l’appui. C’est la fin des méandres des rivières, des talus, des haies. Aux uns, il est enlevé des parcelles d’une terre soigneusement entretenue, aux autres il est attribué telle autre, trop éloignée ou inadéquate. Les ratissages suivent, tout se fait dans la douleur. Le travail est bien avancé quand paraissent le livre de Rachel Carson, Printemps silencieux, en 1962, ou encore le rapport Meadows, Les Limites de la croissance, en 1972, qui alertent sur le caractère mortel de la disparition de tous les refuges de la biodiversité -mais on sait que ces ouvrages ne sont véritablement connus et vulgarisés que depuis peu d’années, grâce aux défenseurs de l’écologie.

Pas de quartier

L’enquête d’Inès Léraud met le projecteur sur l’extrême violence institutionnelle qui, avec le renfort du plan Marshall en 1947 et la création du Club de Rome en 1957, s’exerce sur les paysans : les forces de l’ordre omniprésentes quand l’opposition s’organise, la stigmatisation et même la psychiatrisation des plus récalcitrants. Dès lors, plus jamais de paix dans les campagnes : anti et pro-remembrement, parfois des voisins, s’ignorent ou se déchirent. Toujours le sentiment d’avoir été floué, que l’on ait résisté ou collaboré, cependant qu’une caste de bons apôtres de la modernité tire profit de ce démantèlement des fermes. Constance remarquable des pouvoirs successifs : le vieux Pétain, pourtant réputé défenseur de la France traditionnelle, est le pionnier autoritaire ; Mitterrand sous la Quatrième, de Gaulle appuyé sur Jean Monnet, vrp de l’ultra-libéralisme à l’américaine se montreront inflexibles, acharnés à faire le bonheur des paysans malgré eux, et à coup sûr celui des industriels et affairistes.

Mission accomplie

Entre 1946 et 1974, la population paysanne (7 millions de personnes) a été réduite de plus de moitié, et cela a continué. L’agrandissement des exploitations n’a pas profité aux agriculteurs, la plupart du temps, qui subissent le poids de l’endettement et la perte de la solidarité paysanne . Et le remembrement continue, alors même que ses zélateurs ont fait amende honorable, l’ancien ministre gaulliste Edgar Pisani, comme … l’agronome René Dumont qui crut d’abord aux sirènes du progrès, avant de prendre conscience de l’épuisement des ressources, de l’eau en particulier. Même les tenants de cette structuration du foncier agricole, inquiets de ses effets désastreux, reconnaissent que l’on aurait obtenu des résultats plus harmonieux, plus respectueux des humains et des animaux en instaurant la concertation (qui n’eut jamais lieu), en suscitant des regroupements à l’amiable, la plupart du temps empêchés. Ce sera peut-être une base de travail dans un monde meilleur, ainsi que le donne à espérer une spécialiste des réparations à l’environnement, qu’il faut désormais mettre en œuvre.

Ce livre est un modèle de rigueur scientifique, dialogue avec des historiens et archives de l’INA à l’appui. Le dessin et la scénarisation de Pierre van Hove participent de son caractère émouvant et évocateur, à la manière d’un documentaire filmé. Un cadeau de Noël, en ce qu’il aurait sûrement le pouvoir d’éclairer les querelles agricoles jamais éteintes et aujourd’hui si mal chroniquées médiatiquement.

Chantal Vinet

Champs de bataille, « L’Histoire enfouie du remembrement », Inès Léraud, Pierre van Hove, La Revue dessinée, Delcourt, 2024.

Un entretien sur Mediapart, « A l’air libre » : https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/211124/ines-leraud-j-ai-voulu-rendre-justice-des-paysans-esquintes