C’est au cœur de la vieille ville de Tbilissi, à l’heure où les rues s’animent de cafés et de conversations feutrées, qu’Irina, maître de conférence en gynécologie et praticienne, nous a initialement donné rendez-vous. Mais, comme souvent en ces temps troublés, le lieu a changé à la dernière minute. "Mieux vaut se retrouver au Marriott", sur l’avenue Rustaveli, à une vingtaine de minutes à pied. Une précaution devenue routine dans une Géorgie où la contestation se heurte à une répression de plus en plus féroce.
Dans le hall cossu de cet hôtel où se croisent touristes et hommes d’affaires, l’atmosphère est décalée. Parmi ces passants en apparence insouciants, des regards alertes rappellent que certains ne sont pas là pour le confort. Une table voisine attire notre attention : des manifestants, amis d’Irina, qui veillent discrètement. Lorsqu’elle arrive enfin, accompagnée de son compagnon Alexei, également médecin et conférencier en pédiatrie, l’importance de ces précautions se fait jour.
Une répression ciblée et systématique
Depuis les élections d’octobre 2024, les manifestations rythment la vie quotidienne en Géorgie, mais à un coût humain lourd. Alexei a déjà fait un séjour en prison. D'autres portent encore les stigmates d’un passage à tabac par les forces antiémeutes. "Ils ciblent les figures publiques : artistes, médecins, universitaires, pour briser l’élan de la contestation. Ils comptent sur le bouche-à-oreille pour nous décourager", nous explique Irina.
Malgré tout, la fatigue perceptible dans leurs voix et sur leurs visages n’altère pas leur détermination. Leur quotidien est un enchaînement épuisant de cours, de consultations, de manifestations et de soutien aux camarades arrêtés. Les réseaux sociaux, devenus leur principal outil de communication, leur permettent de contourner une information officielle souvent biaisée. "À la différence des générations précédentes, nous vérifions tout. Double-checker est devenu un réflexe", insiste Alexei.
Un rapport complexe à la Russie
Interroger leur vision des Russes ayant fui la mobilisation militaire est un sujet sensible. Eka répond sans hésitation : "Notre pays est un carrefour historique. Les minorités font partie de notre paysage. Ceux qui fuient la Russie sont, pour la plupart, de notre côté. Ils apprennent quelques mots de géorgien pour s'intégrer et sont bien accueillis." Cependant, elle rappelle le poids de l’histoire récente : "20 % de notre territoire est occupé par la Russie depuis 2008. Certains refusent aujourd’hui de parler russe, et on ne peut pas leur en vouloir."
Sur l’avenue Rustaveli, au cœur des manifestations
La discussion se poursuit sur l’avenue Rustaveli, où les manifestations battent leur plein. Irina presse le pas, respectant un protocole de sécurité rudimentaire : rester proche d'Alexei, ne jamais être isolée. "Si les forces antiémeutes s’approchent, on doit se tenir par le bras pour ne pas être séparés", explique-t-elle avant d’ajouter : "Ne leur parlez jamais. Et si vous êtes ciblés, courez. Cela les fatigue et les disperse." "Et pendant qu'ils sont occupés à vous courir après ils ne pourront pas nous tabasser', ajoute Alexei, un brin moqueur.
Ici, pas de leaders désignés. Les rassemblements, spontanés et pacifiques, s’organisent autour de la solidarité. Les participants apportent de quoi se nourrir, se réchauffer, et se relaient pour tenir sur la durée. Malgré la répression, l’ambiance reste marquée par une détermination sereine, presque joyeuse.
Un combat acharné pour la liberté
Nous quittons Irina et Alexei aux alentours d’une heure du matin. Dans quelques heures à peine, Alexei reprendra la route pour des consultations à 150 kilomètres de Tbilissi. Avant de nous séparer, ils nous donnent rendez-vous pour le 31 décembre : "Nous serons là pour accueillir la nouvelle année. On ne lâchera rien."
Le lendemain, un chauffeur de taxi nous confie son soulagement de transporter des Français. "Beaucoup ont annulé leur voyage par peur des émeutes. Il y a moins de travail pour nous", dit-il, ému. La conversation achève de nous convaincre que, dans cette Géorgie en lutte, chaque geste de soutien compte.
Une année 2024 sous le signe de la résistance
À travers le témoignage d’Irina et d'Alexei, une vérité s’impose : en Géorgie, la lutte pour la démocratie est portée par une génération qui refuse de céder au fatalisme. Leur combat, fait d’endurance et de solidarité, dépasse les frontières de leur pays, appelant au respect et à l’attention du monde entier. Au-delà des barricades, c’est un futur de liberté qu’ils construisent, un pas après l’autre, au cœur des rues de Tbilissi.
Tbilissi, ville de Résistance
La rédaction
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