Cette question posée par Dostoïevski passionne la société russe depuis la fin du XVIIIᵉ siècle. Au fond, quelles sont les limites de la liberté des uns à améliorer le monde en privant de vie les autres ? Car, toi, Vladimir, j’ai l’impression que tu te l'es posée. Tu évoques une cause noble à cette guerre abjecte que tu mènes contre le peuple ukrainien - lutter contre « un génocide de millions de personnes qui ne peuvent compter que sur la Russie », libérer le monde du nazisme renaissant en Ukraine.
C’est rare que tu évoques la liberté, c’est même exceptionnel. Malgré mon jeune âge, je me souviens de ce 31 décembre 1999, le soir où Eltsine a fait ses adieux. Le soir où il t’a servi la Russie sur un plateau. Plateau rouillé, oxydé, certes, mais un peuple épuisé par les changements, n'ayant pas encore goûté à la démocratie, accepte facilement un nouveau chef plus jeune, plus fort. Du moins celui qui ne boit pas.
Dès ta première prise de parole, ce n’est pas de la liberté que tu as parlé, tu as promis l’ordre, la force, l’impossibilité du « vide de pouvoir » ; tu as promis de persécuter toute tentative de « sortir du cadre constitutionnel des élections à venir ». La force. La persécution. Voilà ce qui t’anime ! Action-réaction ! Gop-Stop*. Tu t’es d'ailleurs entouré de gens fidèles, bêtes et méchants. Le seul système qui vaille. Celui de Staline - bien récompensés, ils sont loyaux. « Il vaut mieux être fusillé pour loyauté que pendu pour trahison », as-tu même déclaré. Tu en as fait des néo-féodaux - Primus inter fortis. Leurs enfants ont fait leurs études dans les meilleures écoles occidentales. Ils sont prêts à prendre la relève, et la reconnaissance du ventre est bien là.
Parlons maintenant du peuple russe. « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 246 variétés de fromage ? » - phrase qu’on attribue à de Gaulle. Je t’accorde le fait qu’il est encore moins aisé de diriger un pays avec 277 langues et dialectes différents. Ta plus grande réussite, selon moi, est celle d’avoir pu épargner les crises économiques à ce peuple qui a déjà tant souffert. Pas tellement la tienne, d’ailleurs, celle de German Gref, le ministre des Finances. Pas tellement épargner non plus en réalité. Je me souviens de cet été 2003, l’année où je suis allé rejoindre mon père à O... Son salaire de cadre dirigeant lui était payé en tickets alimentaires à utiliser dans le magasin de l’entreprise. Toujours mieux que les 600 grammes de pain durant la Grande Guerre, diras-tu. Tu as fait en sorte que les salaires soient enfin payés en fin de mois. Sans extravagances. C'est tout.
Dans ta dernière interview où tu annonces la prise de Marioupol en faisant une leçon publique à ton ministre : « il est plus important de préserver la vie de soldats russes », tu te prends pour Koutouzov. A force de les humilier, ce n'est pas la grandeur du stratège que tu montres, tu montres que tu es seul.
Enfin, je pense que tu n’as que faire de l'Ukraine, cette guerre est déjà perdue pour toi. La seule chose qui t'intéresse, c'est de rester au pouvoir car, oui, les guerres russes ont permis d’asservir encore plus le peuple. Ivan le Terrible, après les guerres menées à Kazan et Astrakhan, mit fin à la liberté de paysans de changer de maître. Après la guerre de Sept ans, Élisabeth a octroyé aux nobles le privilège de s’approprier les terres des paysans. La Première Guerre mondiale met fin à un régime tsariste pour en installer un, encore plus privatif de libertés, celui des kolkhozes et, enfin, celle de 1941-1945 donne à Staline encore plus de droit divin qu'aucun des rois n'aurait jamais pu espérer.
Les intellectuels sont les premiers à fuir le pays en cas de conflit avec lequel ils sont en désaccord. Il reste des patriotes aveugles et des silencieux. Ceux qui, n'ayant jamais rien vu de mieux, n'ont rien à perdre. Le but de prime abord est atteint.
Anna Akhmatova disait que Dostoïevski savait beaucoup de choses, mais pas tout : « Il pensait qu’en tuant un homme, on devient Raskolnikov. Mais nous savons désormais qu’on peut tuer cinq, dix, cent hommes et aller au théâtre le soir même. »
Tu serais un bon prince aux yeux de Machiavel, le fait est que ce temps est révolu. Je crois au bon sens paysan des Russes. Quand seules la Corée du Nord, la Syrie et l’Érythrée soutiennent la guerre, tes appuis sont faibles et tu n'arriveras pas à faire croire à la russophobie occidentale.
Enfin, pour répondre à la question du début, non, tu n’as pas le droit.
*Le fait de s'approprier de force des biens du plus faible, notion répandue dans les années 1990.
Illustration : caricature de Sergey Elkin (avril 2022).
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Réponse au sondage : « Bien sûr, je soutiens pleinement notre gouvernement. »