Je voudrais proposer aux lectrices et lecteurs de Cactus une petite expérience de pensée. Depuis un an, nous faisons tous l’étrange expérience d’une temporalité qui n’en finit pas de s’étirer. Les longues semaines de confinement et de couvre-feu ont érigé les murs d’un long tunnel auquel chaque nouvelle annonce gouvernementale ajoute une extension. Qui n’a pas éprouvé au moins une fois cette année la sensation d’avancer à tâtons dans un long couloir d’incertitudes ? Avec les mesures exceptionnelles prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (qui vient d’être prolongé jusqu’en juin 2021 par l’Assemblée nationale), tout un lexique guerrier que ni ma génération ni celle de mes parents n’avaient connu a refait surface. Le temps social se suspend chaque soir aux alentours de 18 heures, et c’est dans une sorte de flottement infini qu’il nous faut aborder le futur. On trépigne, on en a marre, on se noie dans un océan de discours contradictoires qui nous confine à l’impuissance et on conclut qu’il n’y a qu’une chose à faire : prendre son mal en patience jusqu’à ce que qu’apparaisse la lumière au bout du tunnel.

Imaginez-vous maintenant aux confins orientaux de la mer Egée, sur le rivage de cinq îles grecques faisant face à la côte turque : Chios, Kos, Leros, Samos et Lesbos. La Grèce y a construit – en accord avec l’UE – des « hotspots », des centres de réception et d’identification (RIC) des réfugiés parvenus jusqu’à la côte grecque en s’entassant sur des canots pneumatiques que l’on nomme « dinghys ». Sur ces îles gorgées de soleil, des dizaines de milliers de personnes végètent à l’ombre de l’Europe, en attendant elles aussi des jours meilleurs. Les plus chanceux y restent un an, mais la plupart battent la semelle plus de deux ans dans un camp de fortune. Au moins ceux-là sont-ils en vie. Depuis 2014, plus de 20 000 personnes ont péri en tentant de traverser la Méditerranée, majoritairement depuis la Turquie ou la Lybie (1). Pour ceux qui auraient une amie lucéenne ou un amoureux lévois, dites-vous que ce chiffre représente les populations de Lèves et Lucé réunies.

Entouré de barbelés, le RIC est la partie officielle du camp, celle où se joue, à l’intérieur de préfabriqués décrépis, le sort des demandeurs d’asile. Tout autour du RIC s’étale la « jungle », chaos d’abris et de tentes dont l’expansion anarchique recèle malgré tout une certaine cohérence. Les nouveaux arrivants s’établissent le plus souvent en périphérie du camp, là où la pente de la colline offre un semblant de plat, ou bien rachètent l’emplacement de quelqu’un qui, ayant reçu le Graal – le statut de réfugié -, est autorisé à rejoindre le continent. Les habitants du camp se répartissent selon leur communauté linguistique : on parle majoritairement le farsi, l’arabe, le lingala, mais aussi l’anglais et le français. S’y croisent des Afghans, des Iraniens, des Irakiens, des Yéménites, des Syriens, des Palestiniens, des Congolais, des Érythréens, des Camerounais, des Sierra-léonais, des Sénégalais, des Gambiens, des Maliens, des Ivoiriens, des Togolais, et sûrement d’autres dont j’ignore la nationalité. Certains fuient un régime despotique et sanguinaire, d’autres la guerre, d’autres une instabilité politique et économique chronique ou bien, tout simplement, une société dans laquelle ils forment une minorité (sexuelle, religieuse, politique) rejetée, discriminée ou pourchassée. J’emploie le terme « fuir » mais j’ajoute aussitôt « chercher » : ceux qui fuient cherchent un endroit où exercer un métier, faire valoir leur diplôme, être libre d’exprimer leurs opinions sans craindre de représailles.

Les RIC de Lesbos et de Samos ont respectivement été conçus pour accueillir 2 000 et 650 réfugiés. Au plus fort de la crise migratoire, on comptait pas moins de 22 000 personnes sur le camp de la Moria, à Lesbos, et 9000 sur le camp de Vathy, à Samos. Dans l’un comme dans l’autre, les conditions de vie sont extrêmement précaires. Dans un rapport datant de novembre 2020, le comité anti-torture du Conseil de l’Europe a dénoncé les conditions inhumaines de rétention des migrants en Grèce (2). L’hiver, le terrain est inondé dès que tombent les fortes pluies, les incendies se propagent d’autant plus facilement entre les habitations de fortune que la promiscuité est un euphémisme, quand ce n’est pas carrément un tremblement de terre qui vient semer la panique parmi les habitants du camp. Les points d’accès aux toilettes et à l’eau sont rares et les rigoles naturelles sont remplies de détritus.

Voilà le tableau dans lequel la pandémie est venue rajouter ses notes grisâtres. Le 15 septembre 2020, les deux premiers cas de Covid-19 sont confirmés au sein du camp de Samos, marquant le début d’un confinement qui durera jusqu’au 12 octobre, sur une île de 40 000 habitants (réfugiés compris) où seuls 3 lits pour patients atteints du Covid sont ouverts (3). Très peu d’informations concernant les mesures sanitaires prises dans le camp sont mises à disposition par les institutions grecques. Les ONG dénoncent l’isolement des personnes testées positives dans des containers insalubres ne disposant pas de toilettes, ainsi que des cas de nouveaux-nés isolés avec leur mère sans matelas pour dormir. Et puis, comment espérer faire respecter la distanciation sociale lorsqu’il faut faire trois heures de queue pour obtenir le plat quotidien distribué par l’UNHCR (4) ?

Depuis le 27 février dernier, la recrudescence des cas a incité le gouvernement à instaurer un couvre-feu à 19 heures et à imposer la possession d’une attestation pour sortir de chez soi. Ce système de lockdown est très contraignant pour les réfugiés, déjà ostracisés par les insulaires devenus de plus en plus impatients de voir le camp disparaître de leur vie. Devant l’entrée du camp, un checkpoint policier laisse sortir au compte-goutte ceux qui souhaitent se rendre dans le centre-ville, situé en contre-bas. Dans les rues de Vathy, à Samos, les contrôles au faciès sont légion. Déjà avant l’instauration du couvre-feu, les policiers appliquaient un régime de sanction à deux vitesses concernant le port du masque : laxisme vis-à-vis des Grecs ne le respectant pas, sanction immédiate pour les réfugiés portant le masque sous leur nez (mais couvrant leur bouche).

Depuis, l’obligation d’envoyer un SMS aux autorités attestant d’une sortie a entraîné une multiplication des amendes infligées aux réfugiés ou aux membres des ONG. On notera que le montant de la contravention est de 300 euros et que toute tentative de discussion avec ces aimables représentants de la loi a plus de chance d’aboutir à une surenchère arbitraire qu’à une minoration à l’amiable (j’en ai fait les frais : 600 euros en un jour, il y a certaines personnes qu’il ne faut pas chatouiller). On notera, de plus, le témoignage de certains qui, ayant obtenu leur statut de réfugié et devant se rendre au commissariat pour la suite de la procédure, ne peuvent obtenir leur carte d’identité qu’à condition d’avoir payé les amendes dont ils ont écopé. Tiens, d’ailleurs, puisqu’on parle d’argent, comment fait-on pour (sur)vivre dans un camp ?

Dans un camp comme celui de Vathy, où les repas sont pris en charge par le Haut-Commissariat aux Réfugiés, les demandeurs d’asile se voient mensuellement allouer le montant suivant : 75 euros pour l’individu de plus de 18 ans, 160 euros pour un couple avec enfant ou une famille monoparentale, 210 euros pour une famille de quatre ou cinq, 245 euros pour une famille de six ou plus (5). Cet argent n’est accessible qu’avec une carte bancaire et chaque retrait entraîne une commission de 2,50 euros. Les personnes dont la demande d’asile a été refusée deux fois ne peuvent plus percevoir cet argent et se retrouvent sans ressources. Il en va de même pour ceux qui ont obtenu l’asile : un mois après le rendu de la décision, il leur revient à charge de se débrouiller pour trouver un logement, un travail, dans un pays dont ils ne parlent pas la langue et qui fonde son programme d’aide sur des fonds européens dont l’échéance est limitée (6).

Il y a tant de choses à dire sur les conditions de vie dans lesquelles on force ces gens à vivre que penser être exhaustif sur le sujet en quelques lignes est aussi vain que de fanfaronner sur la fin annoncée de la pandémie de Covid-19. Depuis un an, nos chaînes d’informations, boulimiques de statistiques, puisent dans ce vivier inépuisable de rebondissements pour nourrir un feuilleton morbide que le couvre-feu nous contraint à regarder depuis notre canapé, fixes comme des quenouilles. Et, de fil en aiguille, on en oublie le reste ; les réfugiés par exemple.

Puisqu’il est question de la Grèce et de temporalité, autorisons-nous à rappeler qu’il fut un temps où l’on croyait que trois divinités, les Moires (ou les Parques, pour les latinistes) étaient  maîtresses des vies humaines. Clotho filait et tenait le fil ; Lachésis le déroulait et le mettait sur le fuseau ; Atropos tranchait le fil et mettait un terme à la destinée. Si plus personne ne croit en ces figures mythologiques, il n’en reste pas moins vrai que l’Union Européenne et la Turquie tiennent aujourd’hui entre leurs mains le destin de milliers de réfugiés.

(1) https://news.un.org/fr/story/2020/03/1063431, consulté le 16/03/2021
(2) https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/191120/en-grece-des-conditions-de-retention-inhumaines-pour-les-migrants-conseil-de-l-europe
(3) https://www.nosokomeiosamou.gr/index.php/anakoinoseis/anakoinosi-06-04-2020-gia-afksisi-klinon-tis-meth-tou-gn-samou
(4) Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
(5) https://www.refugee.info/greece/cash-assistance-in-greece–greece/the-cash-program?language=fr
(6) https://www.theguardian.com/world/2021/mar/05/greece-thousands-of-migrants-at-risk-of-homelessness-as-eu-scheme-ends

Julien Lec’hvien, envoyé spécial de Cactus dans les îles grecques de la mer Egée.