…ou notes d’un prisonnier de la peste à propos de l’épidémie en France, printemps 2020.
Samedi 11 avril
Depuis trois jours, il fait un temps d’été idéal, pas trop chaud. Il m’a fallu trois semaines pour me rendre compte qu’on voit parfaitement le bleu du ciel, sans les rayures floues que font les avions en passant avant d’atterrir à côté de la capitale. Devant mon immeuble, quelqu’un a planté un cerisier il y a au moins cent ans, du temps où on n’avait construit que quelques maisons dans ce faubourg. L’arbre est énorme et magnifique, couvert de fleurs d’un blanc brillant, le genre de vue à laquelle on ne fait pas attention habituellement, sauf quand il s’agit de faire une photo pour vendre un voyage en avion vers des îles situées à l’autre bout de la planète. Je gronde Z quand il joue à faire tomber les fleurs avec un bâton. Les gens du quartier promènent leur chien sous l’arbre : l’animal est content d’avoir son maître à domicile pour lui tenir compagnie. Les oiseaux n’ont pas de mal à se faire entendre. Les fleurs poussent sans que personne ne vienne avec une énorme machine pour les couper en même temps que l’herbe. Tout est gai, excepté Homo sapiens mécontent de tourner en rond.
Tourner en rond est la vie ordinaire de l’espèce humaine depuis des millions d’années, mais il fallait brûler des quantités gigantesques de carbone pour l’oublier.
L’enfer, toujours :
De temps en temps, l’État diffuse une information à propos d’une infirmière que ses voisins, ou le propriétaire de l’appartement, ont chassée de chez elle, ou essaient de le faire en l’accusant de leur apporter le virus qui tue.
Lu dans un journal arabe sur internet : on a jeté en prison vingt-deux mille habitants d’un pays d’Afrique du nord, sous prétexte qu’ils sont sorti de chez eux.
L’épidémie devrait permettre, dans les campagnes de la péninsule eurasiatique, de faire travailler gratuitement des volontaires, sans respecter aucune norme, et de vendre plus cher que d’habitude la nourriture ainsi produite.
Ce qui nous arrive aussi : la chute du mur de l’argent. La fin de ce mirage qui nous faisait croire qu’on peut tout avoir en excès, sans rien produire, par la magie de la grande usine à fabriquer des billets de banque (il suffit de pianoter sur les claviers des ordinateurs de la banque centrale européenne).
Mardi 14 avril
Un sinistre farceur, à qui les aléas de l’histoire ont donné un immense semblant de pouvoir, a annoncé que tout allait rentrer dans l’ordre et revenir à la normale dans quatre semaines. La réalité s’est vengée : la nouvelle peste n’a jamais tué autant de monde qu’aujourd’hui, et ce n’est pas mieux dans les territoires des États voisins. Nous sommes dans un enfer cerné d’enfers.
Pour occuper les esprits sans doute, le même farceur a décrété le retour des enfants à l’école, ce que même les journalistes de la radio d’État ont l’air de trouver farfelu. Une controverse (avec ou sans guillemets) par-ci, une autre par-là, et on oublie l’essentiel : des innocents meurent par centaines dans d’atroces souffrances, alors que tout cela aurait pu être évité. Pas de matériel pour protéger celles et ceux qu’on paie plus ou moins mal pour sauver nos vies, au péril des leurs. Pas de médicament eficace, et lorsque quelqu’un a le toupet d’en essayer un qui pourrait l’être un peu, les chiens de garde se déchaînent contre lui.
Pierre Bourdieu : « … plus elle réussit, plus elle est punie, plus elle fait ce qu’on lui dit de faire et plus elle est punie » (Sur l’État, p. 450).
On a quand même trouvé un médecin pour dire sur la radio d’État que rassembler des enfants dans un bâtiment n’est pas si dangereux que cela.
À suivre.
Stéphane Mourad