Aux prémices de la campagne pour l’élection des maires, le 25 mars 2020, on sait, on sent que la guerre va faire rage. C’est notoire à Paris, à Lyon, et pas moins réel quoique moins médiatique dans les provinces, où se tricote aussi le pouvoir, celui auquel on met un grand P. A Chartres, nul doute que le bastion des sortants fourbit ses armes. Toute la question de la légitimité se pose.
La grandeur politique, en l’occurrence, il faudrait la chercher loin de ce tumulte : en 1581, alors qu’il voyage en Italie, à des fins de cure puisqu’il souffrait de la cruelle maladie de la pierre, des crises néphrétiques, Montaigne est désigné par ses pairs du Parlement de Bordeaux maire de la ville. Il refuse, ne voyant dans cette charge qui l’éloigne de l’écriture des Essais qu’une « tracasserie publique », en pleine guerre civile, faut-il le dire. Ce n’est que sur l’injonction du roi, Henri II, qu’il se soumet, accomplissant vaillamment, à quarante-huit ans, un premier mandat – de deux ans -, et un second, qu’il n’achèvera pas. Un amateur aux yeux de nos récidivistes qui en redemandent.
Ce souvenir littéraire devrait résonner comme un enseignement politique. Se présenter au suffrage des habitants, c’est moins entamer une carrière ou installer un marchepied en vue des sphères nationales que se mettre au service d’une vision de la cité. Le programme patiemment – et passionnément- élaboré au cours de ces derniers mois par des citoyens désintéressés et motivés prioritairement par la préservation d’un avenir vivable pour tous à Chartres a différé la désignation d’un candidat. Celle-ci ne peut résulter que d’un accord, non sur l’ambition d’une personne, mais sur son aptitude, son engagement et sur la conviction qu’elle inspire à une équipe qu’elle devra animer. Ce que l’on appelle parfois le charisme, mais qui n’est pas une auréole : il est fait d’expérience, d’intelligence et de bienveillance (surtout). Une fois ces capacités reconnues, reste un facteur qui nous ramène aux réticences de Montaigne : l’acceptation d’une part de sacrifice personnel, professionnel, familial. C’est une chose de rêver que la ville soit gouvernée autrement : ne connaît-on pas nombre de gens qui disent : « Oui, c’est bien ! Allez-y ! ». Entrer à la mairie par la grande porte revient à signer pour un sacerdoce, que l’on ne peut humainement consentir que pour une durée limitée si l’on est résolu à se dévouer, et si l’on ne veut pas retrouver sa vie en miettes. Un(e) seul(e) d’entre nous sera en haut de l’affiche, par la force des choses, mais c’est un collectif qui assumera la charge de consulter, de décider, de mettre en œuvre les projets.
Que restera-t-il des titulaires des mandats actuels ? Montaigne écrit au chapitre X du livre III des Essais : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. » On se souvient toujours que l’auteur a été maire de Bordeaux mais, heureusement, l’écrivain a pris le pas sur le maire, laissant à la postérité une œuvre dans laquelle pourront encore puiser ceux qui seront élus, dans la tradition humaniste : les incertitudes de notre monde ne sont pas en reste par rapport au seizième siècle finissant.
Chantal Vinet