Jeudi 7 novembre 2019, de 15 à 17 heures, mois 3, semaine de cours 8 (sur 33 moins les deux d’E3C – épreuves communes de contrôle continu), année 1 de la réforme du lycée, deux heures ordinaires en 1ère STMG dans un lycée ordinaire d’une petite ville de province.
Arrivée des élèves, bruyante et dynamique : asseyez-vous et retirez vos blousons. Vous êtes tous là ? Oui, madame ! (j’en arrive – j’ai honte – à le regretter : 35 élèves).
Aujourd’hui, en première heure, il faut que je termine la lecture linéaire du 4ème texte de l’objet d’étude poésie. Je suis en retard, ce chapitre devrait être achevé. Nous avons passé une heure lundi en demi-classe pour contextualiser ce sonnet de Jean Cassou et l’inscrire dans la problématique du parcours imposé. Nous avons recueilli les premières idées et impressions de lecture. Les élèves devaient poursuivre l’explication pour aujourd’hui. Certains l’ont fait … Pas le temps de vérifier.
De toute façon pas non plus le temps de les écouter : je leur livre ma lecture linéaire – inspirée de leurs idées – que je vidéo-projette au tableau (ouf, ça fonctionne !). Je leur « balance » les références nécessaires à la compréhension, réponds – le plus rapidement possible – aux questions en espérant qu’il n’y en ait pas d’autres, m’interroge avec eux sur une hypothèse proposée par l’adorable Sidonie tout en faisant la gendarme contre Grégory qui n’a toujours pas trouvé son texte au bout de 25 minutes, Milène qui bavarde et éclate de rire (Mais c’est sur le texte, madame ! Ah bon, le poème d’un résistant prisonnier des nazis la fait rire ?), Théophile et Enza qui se donnent des coups de pied sous la table, Thomas qui drague sa voisine, Hugo qui tente de sortir son portable qui vient de sonner (tant pis, je fais semblant de ne pas avoir entendu) etc, etc.
Bref, nous arrivons péniblement au 1er vers du dernier tercet quand la sonnerie retentit. J’annonce qu’à cause de leur agitation (j’ai honte de cet argument fallacieux…), je ne les autorise pas à sortir en récréation. Pas de chance, ils sont tous incontinents ou presque, l’insurrection menace. J’autorise les sorties sanitaires. Ils sont donc vingt-six incontinents à seize ans…
Je continue le cours bêtement, avec les neuf rescapés, à vanter les beautés des trois derniers vers du poème. Ils semblent adhérer. Je mettrai sur Pronote ma « copie » – pas le temps de leur faire prendre des notes – (oui mais, madame, moi ça fonctionne pas ! j’ai toujours pas mes codes !) en leur conseillant bien de recopier pour s’approprier cette analyse… Peu vont le faire. Je ne pourrai pas le vérifier.
Deuxième heure, retour en pointillés du reste de la classe, j’enchaîne avec la méthodologie de la contraction de texte pour le bac (Mais ça aussi c’est nouveau, madame, on n’a jamais fait, c’est comme la lecture linéaire, on sait pas faire, on n’a pas appris ça en seconde. Et la question de corpus, pourquoi ça n’existe plus alors qu’on l’a travaillée en seconde ? ça sert à quoi ce qu’on a fait en seconde ? Comment on va faire ? On va faire plusieurs entraînements ? Et si on ne comprend pas le texte ? etc, etc)
Je tente de détendre l’atmosphère et de sourire au premier rang tétanisé tout en continuant à faire la gendarme. On reprend un texte de Maupassant contre la guerre décrypté en une demi-heure avant les vacances et qu’ils devaient travailler (thèses adverses/arguments/exemples). Certains l’ont fait… Pas le temps de vérifier. 15 minutes d’analyse. Je vidéo-projette (ouf, ça fonctionne toujours !) une fiche méthode. Ils écoutent et posent – oh là là ! – trop de questions. Le premier rang est de plus en plus blême. J’ai perdu les deux derniers rangs. Trois agitateurs se sont endormis, je décide de ne pas les réveiller avec le sentiment, à nouveau, de renoncer. Tant pis. Pas le temps.
Il faudrait maintenant un moment de mise en pratique de la méthode. Mais il reste dix minutes de cours, c’est une utopie à laquelle je ne cède pas. Je leur projette donc ma version. Ceux qui ne dorment pas, ne draguent pas, ne parlent pas à leur voisin(e), ne regardent pas dehors…, écoutent, dubitatifs. On n’y arrivera JAMAIS ! Comment leur dire que ce texte, qui ne fait que 500 mots, soit la moitié d’un texte type bac ? Je ne leur dis pas.
Bref, la sonnerie retentit, ils se précipitent vers la barrière – pardon la porte -, gavés et démoralisés pour certains, pour d’autres remontés contre moi.
Moi je suis épuisée, fâchée contre moi-même d’avoir fait ainsi la méchante pour ne pas perdre de précieuses minutes de cours, triste d’avoir angoissé les gentils-sérieux et d’avoir à peine écouté leurs idées sur les textes.
Heureusement, au cours précédent je leur ai rendu leurs trois exercices d’appropriation sur Rimbaud (j’ai deux 1ères, donc 210 travaux corrigés pendant mes « vacances », en plus des copies de mes 153 élèves au total – soit 30 de plus que l’an passé pour le même nombre d’heures : 18 -). Heure en demi-classe très agréable, je me suis autorisée (« on n’est pas sérieuse quand on a ?7 ans ») à laisser les élèves témoigner de leur plaisir à la lecture de ces poèmes. On ne passe pas plus de temps sur Rimbaud, madame ? Non désolée pas le temps… Quel dommage ! Oui, quel dommage…, et maintenant il faut rattraper le temps gagné… non perdu : il faut qu’on aborde vite vite le roman, non les deux romans. Ensuite ce seront les deux pièces de théâtre puis les deux essais, le tout en (33-8-2=) 23 semaines restantes, à raison de trois heures de français par semaine.
Pendant les « vacances », j’ai aussi retravaillé ce que j’avais préparé pendant les grandes « vacances » et relu Jules Verne en me désespérant… Ils ne vont pas le lire, de toute façon ils ne vont peut-être même pas l’acheter. huit livres dans l’année, ma pauv’ dame ! Pas grave, je n’aurai pas le temps de vérifier ni de corriger à nouveau 210 exercices d’appropriation.
Oh mince ! aujourd’hui, je devais aussi revoir le point de grammaire sur les PSC CC (propositions subordonnées conjonctives compléments circonstantiels) : comme ils n’ont pas fait le programme de seconde, les propositions, ils ont du mal à se rappeler de quoi il s’agit… Allez, je vais aller me faire consoler en salle des profs… Saperlipopette, tout le monde pleure…
Je n’en veux pas à mes élèves, ils ont seize ans, ils sont le fruit de notre société. J’en veux à cette réforme, profondément et à ceux qui la portent, au projet de société qu’elle étaye. Elle va broyer les plus faibles, ceux du dernier rang que je n’ai pas réveillés ce 7 novembre mais aussi ceux de devant, laborieux, qui voudraient tant, mais qui ont besoin qu’on les aide. Elle va décourager des enseignants qui croient en leur mission de service public, en une école publique, laïque, républicaine, qui donne sa chance à chacun, l’accompagne, avec exigence et ambition, certes, mais en se donnant les moyens de l’être. Dans l’intérêt de chacun des jeunes citoyens en devenir dont elle a la charge. Pas une école inféodée aux diktats économiques et aux enjeux d’une politique politicienne qui trie et sélectionne. Une école qui éveille tous les esprits au monde, aux savoirs, aux arts, à la beauté des choses.
Roxane Milet (plus de 20 ans d’expérience et d’amour de ce métier).