Claire Castillon publie son recueil de nouvelles L’œil : « Ça se mérite une relation humaine »
À l’heure où une grande majorité d’écrivains ont quitté le rivage de la littérature pour naviguer en père peinard sur le radeau d’un genre moins exigeant, il est heureux de constater que certains d’entre eux résistent à l’appel de la facilité. C’est le cas de Claire Castillon.
Dans son œuvre au style unique qui regroupe des nouvelles, des romans pour grands et petits, que peut-on constater ? Tout bonnement qu’il n’y a rien à jeter ! Claire Castillon nous revient en ce printemps avec un recueil de nouvelles. Un domaine dans lequel elle excelle. Les nouvelles, c’est vraiment son truc. Depuis Insecte et On n’empêche pas un petit cœur d’aimer, Claire Castillon nous surprend à chaque publication. Avec son dernier recueil L’œil, l’écrivaine hausse une fois de plus son jeu d’écriture.
Chacune de ces nouvelles maîtrisées à merveille nous enferme dans une histoire tirée d’un imaginaire fécond. Le talent de Claire Castillon réside, entre autres, dans sa faculté à plonger dans des univers, où l’ordinaire sans intérêt prend un sens nouveau. C’est ce que l’on constate avec en introduction l’excellent texte "Madame Gueune". Une bonne mise en bouche avant de partir pour un voyage rempli de surprises.
Ce qui est incroyable avec Claire Castillon, c’est sa manière de jouer avec la banalité des situations. Chacune des nouvelles que l’auteure nous conte est un petit bijou d’écriture. Mine de rien, elle nous transporte dans ses histoires inattendues et souvent déconcertantes. Que ce soit une envie de rupture, une simple location de maison, l’usure d’un couple, tout passe par son filtre qui donne une résonance si particulière à chaque événement évoqué. Pour ne pas perdre ses lecteurs, la romancière a la gentillesse, voire la politesse, de les ramener sur terre avec une annexe qui termine chacune de ses nouvelles. Il y a également des moments exceptionnels d’écriture et d’ingéniosité littéraire comme "Ma vraie peau", un texte brillant comme on en lit si peu.
Au final, Claire Castillon parvient à réunir dans ces petites histoires l’univers tout entier. Elle sait regarder dans la peau, au cœur de la solitude des hommes et plonger dans les endroits secrets, les mémoires. Elle éclaire les parts sombres, l’incompréhension, les paradoxes. Claire Castillon est notre meilleure écrivaine. On ne le dira jamais assez !
Pascal Hébert
L’œil, de Claire Castillon, édition Gallimard, 182 pages, 19 €.
Interview de Claire Castillon : « Je ne vois pas l’ordinaire comme quelque chose de normal »
- Claire, un retour vers les nouvelles que tu sembles bien affectionnées. Comment trouves-tu les idées ?
Ce n’est pas précis. Je les trouve en me les extirpant chaque jour de la tête, si c’est bien une tête à ce moment-là, avec un mélange de frénésie, de panique, d’entrain, de résignation, d’obsession et de contrainte. C’est une épreuve. Il ne faut pas croire que ça me tombe dessus. Enfin si, ça me tombe littéralement dessus et écrire, j’imagine, me ramasse.
- Tu sembles prendre un malin plaisir à écrire ces petites histoires.
Si c’est le cas, le plaisir vient vraiment de la lutte.
- Comment parviens-tu à transformer ce qui semble ordinaire dans la vie ?
Je ne vois pas l’ordinaire comme quelque chose de normal. L’ordinaire est très bizarre. À partir de là, il déborde sans cesse et dépasse l’imagination. Depuis que je suis enfant, je trouve les gestes des gens souvent inadaptés, les situations bizarres, certains réflexes complètement fous parfois. Alors que ce sont des gestes quotidiens, répétitifs, ordinaires. L’intrusion du bizarre dans le quotidien le plus quotidien est perpétuel.
- Comment t’es venue l’idée d’ajouter une annexe à chaque histoire ?
J’avais déjà écrit beaucoup de recueils de nouvelles, or j’ai toujours peur de refaire ce que j’ai déjà fait. Il faut que j’aille ailleurs. Je dis “plus loin” mais c’est plutôt ailleurs. Et l’annexe offre la possibilité d’une nouvelle à double chute. D’une remise en question totale de ce que l’on vient de lire, alors je suis contente. La prochaine fois, dans “Les Cils”, ou “Les paupières” (!), j’en ferai trois tiens.
« Un jour, j’ai écouté quelqu’un me raconter ses vacances. C’était long, ça avait l’air terrible, et surtout la valise était lourde »
- "Ma vraie peau" est merveilleusement écrite. Entre un passé envahissant et cette envie de se faire une peau neuve, qui ne change rien au final, n’est-ce pas un peu le mal que l’on rencontre aujourd’hui ?
La femme de “Ma vraie peau” a grandi, soumise à ce que lui dictait sa fidélité à sa famille. Elle a hérité de la vaisselle qui ne lui plaît pas, des tableaux sombres qui l’attristent, des goûts des autres. Il y avait tant, autour, que ses choix à elle n’ont pas eu d’importance. La voilà à présent libérée de sa famille mais pas de ses morts, et soumise à l’aiguille d’un tatoueur qui la refait à son goût à lui. Croit-elle que c’est de l’amour ? Sans doute pas, puisqu’elle n’a jamais eu la chance de savoir à quoi ça ressemblait vraiment. Sa coquille n’est pas vide pourtant. Elle sait tout ce qu’elle n’est pas et ne sera jamais. Mais ça ne lui suffit pas pour se sentir être quelqu’un.
- L’œil qui donne le titre du livre est axé sur l’amnésie du plaisir. Et tu vas très loin dans cette nouvelle comme en témoigne l’annexe. Explique-nous ta démarche ?
Un jour, j’ai écouté quelqu’un me raconter ses vacances. C’était long, ça avait l’air terrible, et surtout la valise était lourde. Le poids du bagage revenait sans cesse. Je crois que la nouvelle est venue de là. De ce récit où la valise plombait tout. J’ai alors imaginé des personnes vivant des choses agréables sans s’en souvenir, un virus brouillant systématiquement toute image agréable. La logique est tombée, avec la chute de la nouvelle : mieux vaut devenir aveugle que fou quand on perd l’accès au plaisir.
« J’ai beaucoup de mal à faire la différence entre le plaisir, le bonheur, le bien-être »
- Comment analyses-tu les relations humaines d’aujourd’hui ?
Je ne connais pas bien les autres. Je sais comment je fonctionne mais les autres, c’est plus compliqué. Globalement, je ne sais pas. Me concernant, j’ai aménagé un mini-monde assez fermé, sans relations, mais avec des piliers très solides. Le reste, c’est du blabla, je n’aime pas. Ça se mérite une relation humaine. C’est long. C’est total. Sinon, c’est un peu de la mousse et je n’ai pas envie.
- Quel regard portes-tu sur la société ?
Je suis quand même très en-dehors de tout, par nature et par volonté. Ça va empirer, je le sais.
- Tu évoques Instagram, comment considères-tu les réseaux sociaux ?
Horrible. Je ne peux pas en parler. Ça me gêne !
- Claire, quel est ton secret du bonheur ?
J’ai beaucoup de mal à faire la différence entre le plaisir, le bonheur, le bien-être. Je sais juste que les artistes ont la chance de penser plus loin, de s’étendre, même inconsciemment. Alors j’imagine qu’ils ont davantage accès au bonheur que les autres. Au moins au bonheur d’avoir réfléchi à la question.
Propos recueillis par Pascal Hébert
(Photo JF Paga)