« Je vous ai entendu parler d'un bar-brasserie qui a l’air chouette. Pouvez-vous me redire son nom ? Je ne connais pas la ville, je viens d’arriver. À moins que ça vous dirait d’y aller ensemble ? » C’est comme ça que le 3 octobre 2022 à Samarcande, nous faisons connaissance de Micha (1), un jeune Russe fraîchement installé en Ouzbékistan. Comme des centaines de milliers d’autres, il a considéré que la ligne rouge a été franchie avec l’annonce par Poutine de la mobilisation « partielle » dix jours auparavant. « Mon père travaille pour le FSO (2), dès que nous avons vu Poutine à la télé lâcher le mot mobilisation, il m’a conjuré de partir ». Travaillant dans le service informatique d’une banque d’État, il ne risquait pas, a priori, de faire partie de la première vague d’appelés, mais son choix avait été fait.

Cette arrivée massive de Russes se confirme dans le bureau de vente d’un opérateur de téléphonie mobile à Tachkent. Seuls, en groupe d’amis, parfois par familles entières accompagnant fils et père (l’âge limite de mobilisation a été fixé à 55 ans pour les officiers...), ils attendent pour obtenir une carte SIM locale. Peu loquaces, l’état d’esprit est difficile à cerner : « Parlons d’autre chose », « Ce n’est pas le bon endroit», la peur d’écoutes est bien ancrée dans ce peuple. Celui qui le décrirait le mieux est cet ancien officier de la campagne de Tchétchénie en exil, interviewé par la Radio Svoboda : « Soit je suis mobilisé et j’ai une chance sur deux d’y rester, soit je déserte et j’ai 70% de mourir des complications de mon état de santé en prison ».

Egor, un activiste écologiste et promoteur du style de vie sain du Baïkal, fuit la Russie lui aussi, cette fois vers Bishkek (Kirghistan). Opposant de la première heure à l’invasion russe, son action solitaire avec une banderole anti-guerre lui a valu un séjour d’avertissement en prison. Il a effectué 4 000 kilomètres avec sa femme et sa fille pour que rien ne puisse les séparer. « Non, ce n’est pas une absence de patriotisme qui pousse les Russes à fuir, bien au contraire. Il faut du courage et de l’amour pour tout quitter et recommencer à zéro, en refusant d’avoir du sang sur les mains qui ferait de toi un criminel pour le restant de tes jours », déclare t-il sur ses réseaux sociaux.

Rosstat, l’organisme de statistiques d’État, généralement avare de révélations véridiques, constate un déficit migratoire de 94 000 personnes sur le premier semestre 2022. Le Kazakhstan, à lui seul, déclare avoir accueilli 1 300 000 Russes sur la même période. La Russie est en train de vivre aujourd’hui la plus importante vague d’émigration depuis celle de la chute de l’empire russe, puis de celui des Soviets.

De retour à Tachkent, attablé au café Ougolok (3) dont les murs redécouvrent la langue russe (alors qu'elle les désertait progressivement depuis près de trente ans), je me demande combien d’entre eux repartiront un jour...
----------

1. Le prénom a été modifié.
2. Organisme du gouvernement fédéral chargé des tâches liées à la protection de nombreux hauts responsables et dignitaires de l’État, y compris le Président de la Russie (Wikipedia).
3. Le recoin, en russe.