L’Histoire de France recèle ses parts d’ombre que peu osent placer sous les projecteurs. Certaines vérités sont parfois occultées volontairement ou non dans les livres officiels. Il faudra bien un jour qu’on se penche sur cette question dérangeante. Le peuple français doit-il être indéfiniment infantilisé ?
Avec Charles de Gaulle revenu au pouvoir en 1958, c’est toute la Résistance qui est mise en valeur. Dans les années soixante, où la télévision est tenue d’une main de fer par le pouvoir et où la censure est une réalité, combien d’émissions des Dossiers de l’écran ont été consacrées à la Résistance française ? Un très grand nombre. A cette époque où il était important de glorifier la Résistance, le pouvoir lui donne un nom et un visage : Jean Moulin. L’ancien préfet de Chartres incarne le courage, l’abnégation et une part romanesque digne des plus grandes tragédies puisqu’il a été trahi, torturé et est mort entre les mains de l’ennemi sans avoir jamais dénoncé ses compagnons de route. La France le glorifie et le panthéonise. C’est un héros national comme on les aime.
Les manuels d’histoire retiennent de Jean Moulin son rôle essentiel d’unificateur de la Résistance. On le présente même comme le premier Résistant de la France en juin 1940 à Chartres où il s’oppose aux Allemands. Néanmoins, l’histoire de Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loir, est mal connue dans les détails. Homme de valeur, Jean Moulin aurait pu logiquement démissionner de son poste après son premier contact musclé avec les Allemands. Contre toute attente, il reste jusqu’à son éviction le 16 novembre 1940. Au cours de cette période (de juillet à novembre 1940, 129 jours exactement), le représentant de l’État Français obéit au gouvernement du maréchal Pétain. Il continue de faire fonctionner la machine administrative française répondant aux ordres des vainqueurs.
L’obsession des Allemands concernant les juifs ne tarde pas à se manifester. En parallèle, le 18 octobre 1940, la loi portant sur le statut des juifs paraît au Journal officiel. La Révolution nationale de l’État Français est lancée, entraînant la France dans une politique clairement raciste et marquant le début de la politique de collaboration du régime de Vichy avec les nazis pour la traque et l’extermination des juifs.
Mais auparavant, il apparaît, selon les recherches de Gérard Leray, professeur d’histoire à Chartres, que Jean Moulin a bien exécuté la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 qui exige de l’administration française le recensement des juifs. Les listes des juifs résidant en Eure-et-Loir ont été constituées par les sous-préfets et centralisées auprès du commissaire principal aux Renseignements généraux bien avant le départ de Chartres de Jean Moulin.
Dans son livre Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres, Gérard Leray revient avec une précision d’horloger sur cette période de la vie du préfet eurélien. Une histoire somme toute complexe. Après la débâcle, les repères de ce qu’il reste de la République sont évanouis. Le préfet Moulin et son maigre équipage de fonctionnaires font ce qu’ils peuvent pour répondre aux attentes de la population, des élus, du nouveau gouvernement et des occupants nazis. Devant cette pagaille sans nom, Jean Moulin se donne sans compter.
Peut-être un peu trop d’ailleurs au point d’en perdre certaines valeurs humanistes qui habitent forcément cet homme brillant. Dans son livre parfaitement documenté et digne d’un véritable enquêteur, Gérard Leray a compulsé toutes les archives de cette époque pour suivre à la trace Jean Moulin à Chartres. Un Jean Moulin, dont l’attitude vis-à-vis des juifs surprendra plus d’un lecteur. Quatre-vingts ans après les faits, on peut s’interroger sur ses décisions concernant le recensement des juifs d’Eure-et-Loir avec l’appui des sous-préfets, dont un autre humaniste : le célèbre Maurice Viollette à Dreux. Cette liste de 120 juifs sera envoyée à la Feldkommandantur de Chartres le 9 novembre 1940… Une semaine avant le départ effectif de Jean Moulin.
Jean Moulin, aux ordres de l’État français en tant que préfet, nous prouve que la période de la Seconde Guerre mondiale est compliquée à appréhender. Il est difficile d’analyser exactement le comportement des protagonistes passant de la zone noire à la zone blanche, au travers de toute la palette des gris.
Avec ce travail, Gérard Leray nous révèle une partie passée sous silence de la vie du préfet Jean Moulin que notre incorrigible romantisme aurait préféré voir s’engager sur le chemin de la Résistance dès les premières heures de l’arrivée des Allemands à Chartres. Les faits sont têtus et montrent souvent une partie de la vérité. L’autre partie, qui n’appartient qu’à Jean Moulin, s’est évanouie avec lui…
Pascal Hébert
Gérard Leray, Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres, EM éditions, 263 pages, 19 €.
INTERVIEW
Quelle image aviez-vous de Jean Moulin avant de vous pencher sur sa vie en tant que préfet d’Eure-et-Loir durant les premiers mois de l’Occupation ?
Jean Moulin a toujours été pour moi une référence républicaine remarquable. Quand j’étais enfant, ma première représentation de sa personne ne fut pas son célébrissime portrait photographique avec écharpe et feutre, mais le monument minéral érigé en bordure de la préfecture de Chartres : le poing serré sur le pommeau d’un glaive brisé. Le symbole de la Résistance martyrisée. Avec l’âge adulte et l’expérience de la recherche historique, j’ai appris à mettre de la distance avec les « héros », quête de vérité oblige. Trouvez-moi un humain parfait et je me prosternerai devant lui. Ce qui ne risque pas d’arriver ! Ceci dit, mon admiration pour le parcours de vie de Jean Moulin demeure.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette partie de la vie de Jean Moulin à Chartres ?
Il y a une dizaine d’années, ma connaissance du personnage était encore relativement modeste. J’étais focalisé sur le mystère de son arrestation à Caluire. Évidemment, je connaissais très bien son acte de résistance dans la nuit du 17 au 18 juin 1940 à Chartres, son refus de signer un document – indigne -, rédigé par les Allemands, qui accusait des soldats africains de l’armée française d’avoir massacré des civils. C’est la rédaction de la biographie de Charles Porte*, commissaire de police à Chartres entre 1939 et 1943, proche de Moulin, qui m’a vraiment fait découvrir ce dernier durant son séjour en Eure-et-Loir.
Puis, en 2017, ma rencontre avec un historien local, Yves Bernard, le découvreur aux Archives nationales des documents révélant l’implication de la préfecture d’Eure-et-Loir dans le recensement des juifs à l’automne 1940, a décidé de mon investissement total pendant trois ans sur ce sujet. Au principal, je me suis fixé l’objectif de rendre justice à ce chercheur exemplaire, qui a souffert qu’on néglige ses travaux. Tout cela, je le raconte évidemment dans mon livre.
*Gérard Leray, Charles Porte, le flic de Jean Moulin, Ella éditions, 2015.
Comment avez-vous mené vos recherches ?
D’abord, j’ai vérifié les pistes d’Yves Bernard qui, en outre, m’a ouvert sa documentation très riche. Ensuite, j’ai travaillé à l’antenne de Pierrefitte-sur-Seine des Archives nationales, aux Archives départementales (AD) d’Eure-et-Loir à Chartres. J’ai également été en lien avec les AD des 48 autres départements de l’ancienne zone occupée, consulté archivistes et historiens. J’ai également éclusé l’essentiel de la littérature historique sur Jean Moulin, dont l’œuvre monumentale réalisée par Daniel Cordier. Tout cela a duré trois ans, écriture incluse.
Qu’avez-vous concrètement découvert ?
Ce que voit concrètement Jean Moulin, lui qui n’a pas fui dans la débâcle : une société française en sidération, accablée, écrasée par les difficultés matérielles, économiques et sociales provoquées par la défaire militaire ; un pouvoir civil effondré et dominé par la lâcheté, des garde-fous progressistes qui cèdent, un antisémitisme viscéral libéré des contraintes morales ; la mise en place d’une sorte de terreur blanche et cléricale par les éternels battus du suffrage universel républicain. C’était il y a quatre-vingts ans. C’était hier.
Avez-vous été surpris par l’attitude de Jean Moulin au cours de ces 129 jours ?
Au fil de mes investigations, j’ai évolué dans mon jugement personnel sur le personnage. Jean Moulin était un préfet omniprésent, perpétuellement sur la brèche, en binôme avec Jean Decote, son fidèle chef de cabinet. Il assumait ses actes. Au sujet de la liste du recensement des juifs, un autre que lui aurait peut-être « refilé la patate chaude » – pardonnez l’expression – à son successeur… Il ne l’a pas fait. Est-ce bien ou mal ? Je me refuse à trancher. Ce n’est pas mon rôle d’historien.
Comment expliquez-vous que Jean Moulin réponde à des ordres que l’on peut considérer aujourd’hui comme indignes ?
Vous abordez un point essentiel, celui de l’anachronisme, une véritable plaie en histoire. Si nous connaissons parfaitement aujourd’hui le sort abominable réservé aux juifs par les nazis, en revanche, en 1940, personne ne savait rien, y compris Moulin, de la politique d’extermination à venir, à partir de l’été 1941, dans les territoires conquis sur l’URSS, puis à partir de la mi-1942 dans l’Europe occidentale occupée.
Replaçons-nous impérativement dans le contexte de l’automne 1940 où il ne s’agissait que de dresser des listes. Or, l’administration préfectorale française d’avant-guerre était habituée du genre : listes de réfugiés espagnols, de dissidents communistes, etc.
J’ajoute que Jean Moulin était légaliste. Il respecta à la lettre l’article 3 de la convention d’armistice qui exigeait des fonctionnaires français leur obéissance aux injonctions allemandes.
Pourquoi, à votre avis, n’a-t-il pas démissionné de son poste ?
Je l’écris dans mon livre : démissionner ne fait partie de l’ADN de Jean Moulin. Il est un grand seigneur. Il réagit avec un code d’honneur infiniment respectable : il est le capitaine d’un navire – le département d’Eure-et-Loir -, en pleine tempête. Pas question de l’abandonner. Alors, il fait au mieux, avec ses faibles moyens humains et matériels. Il proteste contre les abus commis par l’occupant, notamment pour les réquisitions, il demande régulièrement des précisions aux ordres de Vichy, ce qui a pour effet mécanique de retarder leur exécution, mais est obligé de s’incliner toujours.
Que penser également de l’attitude du franc-maçon Maurice Viollette, sous-préfet de Dreux intérimaire, fournissant la liste des juifs de son arrondissement au préfet Moulin ?
J’ai interrogé Françoise Gaspard, ex-maire de Dreux, sociologue et biographe de Viollette. Elle ignorait cette affaire des listes de juifs et j’ai en mémoire son « C’est pas possible ! ». Viollette et Moulin étaient grands amis. Le sous-préfet intérimaire Maurice Viollette aura simplement obéi aux ordres, comme tout fonctionnaire. À ce propos, un chapitre entier de mon livre est consacré au rôle joué par les subordonnés directs de Jean Moulin.
Pourquoi aucun livre avant le vôtre n’a été consacré à cette affaire du recensement des juifs pendant que Jean Moulin était préfet à Chartres, puisque l’on sait que plusieurs historiens étaient au courant depuis 1999 ?
Je suppose que c’est un manque de courage. Je vais vous faire une confidence, j’ai proposé mon tapuscrit à deux éditeurs parisiens spécialisés en histoire contemporaine. L’un des deux m’a indiqué clairement les quatre raisons de son refus : « Votre travail est trop universitaire (sous-entendu pas assez grand public), cette liste de juifs est la seule tache dans une vie exemplaire, les médias vont mal réagir, le livre risque d’être récupéré par l’extrême droite… Vous l’aurez compris, le sujet est considéré par eux comme trop sensible.
Avez-vous le sentiment avec ce livre d’écorner l’image de Jean Moulin ?
Sincèrement non. Mais je sais que des gens vont me reprocher de vouloir tuer l’idole, de commettre un crime de lèse-majesté. Ce qui est profondément ridicule. Mon propos sur Jean Moulin est argumenté et mesuré. Mais la vie est ainsi faite. Je suis prêt à répondre à mes détracteurs avec détermination, parce que j’ai la conscience tranquille, parce que mon travail est basé sur les principes de la recherche scientifique.
Avez-vous pu contacter Daniel Cordier sur ce sujet ?
Non, mais Daniel Cordier est parfaitement au courant de ce sujet depuis 1999 et sa position exposée dans mon livre est honnête. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui en 2014 par téléphone au sujet de Charles Porte, qu’il avait rencontré à Paris en 1943 et qu’il considérait à l’époque comme un danger pour la Résistance tellement ce méridional était « grande gueule ».
Daniel Cordier est assurément malheureux à cause de cette affaire du recensement des juifs. Parce qu’il est un homme vénérable, et surtout exquis, je veux absolument le préserver contre toute polémique.
Toute vérité est-elle bonne à dire dans une société dominée par le politiquement correct ?
Je vais vous répondre brutalement : le politiquement correct est un cancer. Une vraie démocratie ne peut pas, ne doit pas s’interdire de rechercher la Vérité, y compris lorsque celle-ci se révèle être une « inaccessible étoile ». Pour s’en rapprocher, un impératif s’impose : le débat autour du sujet compliqué doit se dérouler entre gens intelligents et respectueux les uns des autres. Je rêve peut-être…
Propos recueillis par Pascal Hébert