Sergei Vassilievitch Rachmaninov. Pour beaucoup d’entre nous, ce grand compositeur russe fait figure d’iconoclaste dans le monde de la musique romantique. Avant tout connu pour ses concerti et la composition d’une célèbre rhapsodie, l’ensemble de son œuvre reste assez méconnue.

Les Cloches, poème pour orchestre symphonique en La bémol, chœur et solistes fut composé d’après le poème éponyme d’Edgar Poe de 1912 à 1913. Il fut créé (c’est-à-dire joué pour la première fois) le 30 novembre 1913 sous la baguette de Rachmaninov lui-même. Ce dernier reconnaissait à demi-mots qu’il la considérait comme son œuvre la plus personnelle, mais aussi la plus aboutie.

Reprenant l’architecture du poème original, ce monument musical se divise en quatre parties, ou plutôt quatre mouvements :

• Le premier mouvement : Allegro ma non tanto, représentant l’âge de l’enfance.
• Le second mouvement : Lento, la jeunesse.
• Le troisième mouvement : Presto, la guerre.
• Le quatrième mouvement : Lento lugubre, la mort.

Comme si cette allégorie de l’existence, et dont les cloches marquent les étapes convergeait et s’expliquait par l’appel du caveau. Un parcours sous le joug du destin, du fatalisme, un regard d’outre-tombe cher aux romantiques, une exégèse testamentaire ?

Dès les premiers instants de l’humanité, les cloches résonnèrent dans tous les esprits asiatiques, il y a près de 4 000 ans. Elles inspireront le prophète Mahomet dont la révélation divine lui serait parvenue au son des cloches. De Rome à Athènes en passant par Constantinople, cet instrument universel se fit le relai des pensées des hommes et des désirs des dieux.

Mais dépossédons-les de leur signification religieuse pour un instant et des oiseaux de malheur qui se plaisent à sonner le tocsin de l’apocalypse en professant leur disparition. Sacrées ou profanes, les cloches rythmèrent – et rythment toujours – notre rapport au temps. Chaque cloche possède son nom, son langage, sa note, sa fonction et en un mot, son individualité. Elle annonce les évènements heureux ou non comme l’arrivée des visiteurs ou la survenance d’une calamité.

Les anciens se souviennent du son du tocsin qui retentit le 3 septembre 1939. Ce sont aussi les cloches qui, le 24 août 1944, exprimèrent la victoire de la Libération de Paris. Le 23 novembre 1944, les clochent sonnèrent pour annoncer le retrait du drapeau nazi de la cathédrale de Strasbourg et son remplacement par notre drapeau tricolore. Le soir du 9 novembre 1989, c’est à Berlin-Ouest que les cloches annoncèrent la chute du mur. Huit ans plus tard, le 26 décembre 1991, c’est au son de la grande horloge du Kremlin de Moscou que fut descendu le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau, sonnant la dislocation du plus grand empire terrestre. Pour ma part, nul besoin d’éprouver le moindre sentiment religieux pour apprécier leur beauté. Venant de Chartres, j’ai grandi au son de Marie, 6 200 kilos, qui annonçait la fin des cours. Autant dire la liberté.

Les cloches d’argent, les cloches d’or, les cloches de bronze, les cloches de fer. Les quatre mouvements des cloches résument à eux-seuls la vie de deux âmes russes profondément marquées, dans leurs esprits comme dans leurs œuvres, par l’une des périodes les plus abjectes de l’histoire moderne. Je vais m’efforcer de suivre le même cheminement qu’Edgar Poe pour vous parler des cloches et deux artistes qui leur sont intimement liées, Sergei Vassilievitch Rachmaninov et Vladimir Samoïlovitch Horowitz. De leurs œuvres, j’en ai retiré le souffle frais et puissant du vent qui parcourt les steppes, des champs de blé et d’orge s’étendant à perte de vue, de l’immensité.

Entendez les traîneaux à cloches – cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Permettez-moi de vous ramener 149 ans en arrière, tout près de Nijni Novgorod, dans l’Empire russe. Ce 1er avril 1873, les cloches de la ville sonnaient à tout rompre pour annoncer la naissance de Sergei Rachmaninov. Sergei grandit dans une famille de la petite noblesse russe, aimante et protectrice. Il est souvent confié à sa grand-mère adorée, Sofia. Très pieuse, elle emmène le jeune garçon dans les églises de Novgorod. C’est ici que Sergei Rachmaninov fait, très tôt, une découverte capitale : le chant orthodoxe et la beauté du son des cloches de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod. La révélation vient au piano ou le jeune prodige s’applique à recréer le son des bourdons, des carillons et des harmonies en cuivre.

Entendez les mûres cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! A 10 ans, le voici étudiant au conservatoire de Saint-Pétersbourg. Si la discipline est militaire et la fantaisie proscrite, Sergei Rachmaninov dévore toutes les partitions qui lui tombent sous les yeux. Bien plus qu’un pianiste, il souhaite par-dessus tout devenir compositeur. Il quitte le conservatoire en remportant le premier prix de composition avec son opéra en un acte, Aleko. De tous les honneurs et compliments qui pleuvent alors sur le jeune homme, un seul compte : ceux de Piotr Tchaïkovski, son mentor et soutien de la première heure. Sorti du conservatoire, il compose enfin à sa guise et selon ses envies. En 1892, le célébrissime Prélude op. 3 no 2 en Do dièse mineur, son hit, lui apporte une immense notoriété. Saurez-vous reconnaître la ponctuation des cloches qui concluent cette œuvre incroyablement sombre ?

Prélude op. 3 no 2 en Do dièse mineur composé et interprété par Sergei Vassilievitch Rachmaninov (1920). https://www.youtube.com/watch?v=ZcG-DnGdWRw

En 1897, l’échec de sa première symphonie plonge Sergei Rachmaninov dans une profonde dépression. Après deux ans de calvaire et sur les conseils de son psychanalyste, Sergei Rachmaninov se réfugie dans la musique et compose le magistral concerto pour piano numéro deux. Celui-ci débute par huit mesures magistrales joués au piano. S’il n’a rien perdu de sa superbe, Sergei Rachmaninov se sent trop fébrile et si peu sûr de ses capacités pianistiques qu’il choisit volontairement de dissimuler les passages très techniques derrière ceux de l’orchestre. Si certains parmi vous se demandent encore comment un piano, ce merveilleux instrument à cordes frappées, pouvait résonner comme un instrument à percussions, en voici le résultat :

Concerto pour piano no 2 en do mineur, op. 18 composé par Sergei Vassilievitch Rachmaninov, interprété par Alexis Weissenberg au piano et l’orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Herbert Von Karajan (1974). https://www.youtube.com/watch?v=lTMn_o3dm2k

Ces cloches d’une sinistre beauté sont celles du malheur, des ténèbres, et paradoxalement, de l’éveil après le supplice. Émergeant des ténèbres, Sergei Rachmaninov revient lentement à la vie. Ces huit mesures lugubres résument à elles seules l’état d’esprit du compositeur : repartir de zéro pour revenir à la source de son inspiration. L’homme titube, se tient debout et s’éveille à nouveau à ce qui lui tient le plus à cœur : la musique.

Entendez les bruyantes cloches d’alarme – cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Les cloches de Saint-Pétersbourg retentiront de nouveau en ce soir glacial de novembre 1917. Dans le train en direction d’Helsinki, accompagné de sa femme et de ses deux filles, n’emportant qu’une petite valise remplie de ses compositions, Sergei Rachmaninov sera bientôt en route pour les États-Unis et abandonne toute sa vie. Sa musique est interdite, ses partitions originales détruites, ses amis assassinés, sa belle propriété brûlée. Et même si ce grand fataliste aurait espéré une autre issue que la fuite, il ne reverra plus jamais sa chère Russie.

Entendez les traîneaux à cloches – cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Permettez-moi de vous ramener 119 ans en arrière, à Kiev, dans l’Empire russe. Ce 1er octobre 1903, les cloches de la ville sonnaient à tout rompre pour annoncer la naissance de Vladimir Horowitz. Vladimir grandit dans une famille de la petite bourgeoisie ukrainienne, aimante et protectrice. Dès l’âge de trois ans, sa mère l’initie à la musique. C’est dans le salon de cette belle maison lumineuse que le jeune Volodia fait, très tôt, une découverte capitale : la musique de Sergei Rachmaninov. La révélation vient au piano ou le jeune prodige s’applique à recréer de mémoire des partitions entières de l’homme qu’il admire éperdument.

Entendez les mûres cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! A 10 ans, le voici étudiant au conservatoire de Kiev. Si la discipline est militaire et la fantaisie proscrite, Vladimir Horowitz dévore toutes les partitions qui lui tombent sous les yeux. Bien plus qu’un pianiste, il souhaite par-dessus tout devenir compositeur. Il quitte le conservatoire en remportant le premier prix d’interprétation du Concerto pour piano numéro trois de… Sergei Rachmaninov. De tous les honneurs et compliments qui pleuvent alors sur le jeune homme, un seul compte : celui du directeur du conservatoire qui a personnellement écrit à Sergei Rachmaninov pour le convaincre de rencontrer le jeune prodige.

Entendez les bruyantes cloches d’alarme – cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! La révolution d’Octobre ne permettra jamais à Vladimir Horowitz de rencontrer celui qu’il considère comme son dieu musical. Rattaché au commissariat du peuple et destiné à divertir les masses prolétaires, le jeune pianiste abandonne définitivement ses rêves de composition pour se consacrer à la vie épuisante de concertiste en Union Soviétique.

Les cloches de Kiev retentiront de nouveau en ce soir glacial de novembre 1925. Dans le train en direction de Berlin, avec 200 dollars américains dissimulés dans les talons de ses chaussures, Vladimir Horowitz abandonne toute sa vie. Alors qu’il lui rend son passeport, le garde-frontière, lucide, lui murmure « N’oublie jamais ta mère-patrie ». Sa famille restée en Ukraine est persécutée, la belle maison de ses parents est pillée, ses partitions détruites, la musique de son idole interdite, ses amis assassinés. Et même si ce grand fataliste aurait espéré une autre issue que la fuite, il ne reverra sa chère Russie que 61 ans plus tard.

New York City, 5 janvier 1928. Alors que Vladimir Horowitz débarque du paquebot qui l’a conduit jusqu’à New York, il se précipite vers son agent qui l’attend sur le quai. Son unique souhait : rencontrer Sergei Rachmaninov, établi dans la même ville. C’est chose faite trois jours plus tard. Fébrile, Vladimir Horowitz attend son aîné dans le sous-sol du Steinway and Sons Hall de la 57ème rue. Là se trouvent les magnifiques pianos alignés les uns à côté des autres en attente de trouver des acquéreurs. Après 25 ans, 10 minutes et deux rendez-vous manqués par la faute de l’histoire, les deux hommes sont enfin face à face.

Après quelques amabilités, Sergei Rachmaninov dit à Vladimir Horowitz : « On me dit que vous jouez mon troisième concerto mieux que quiconque. Je me propose de vous accompagner : vous jouerez la partie soliste sur le premier piano tandis que je jouerai la partie orchestrale sur le second piano ». Aucune autre parole, aucun enregistrement, aucun témoin de cette scène. Qui ou quoi d’autre, à part notre seule imagination peut imaginer les 43 minutes qui s’ensuivirent ?

Concerto pour piano no 3 en ré mineur, op. 30 composé par Sergei Vassilievitch Rachmaninov, interprété par Peter Spisak et Krisztina Taraszova (2017). https://www.youtube.com/watch?v=wFU2wc5B03Q

En nage, Sergei Rachmaninov se lève de son banc, remercie Vladimir Horowitz sans effusions, puis s’en va en lui promettant de le revoir bientôt. Sa stupéfaction n’éclate que dans le taxi qui le reconduit chez lui.
« Cela est-il possible ? Il s’est jeté sur ma musique comme un tigre, et l’a dévoré toute crue. Il a eu le courage, l’intensité, l’audace. Ce jeune homme joue mon concerto comme jamais je n’aurai espéré l’entendre un jour ».

Vladimir Horowitz décrit cet instant comme le plus grand de toute sa vie. Une amitié indéfectible va naître entre les deux hommes. Ces deux âmes russes, désormais si proches et si différentes à la fois, bannies, conjurées, profondément affectées dans leurs créations et leurs interprétations mêmes, le seront également dans leur vie privée. Loin de leur chère patrie, de ce lien sacré à la terre, des grands espaces et du son des cloches, l’un comme l’autre ne fut jamais en mesure de retrouver la fougue juvénile de leurs débuts ni de supporter les doutes et les incertitudes du déracinement. Ces deux timides maladifs, pacifistes dans l’âme et horrifiés par toute violence, comprirent que la Russie ne serait désormais plus qu’en chacun d’eux.

Sergei Rachmaninov et Vladimir Horowitz, c’est la célébration de la vie, de l’amitié, de l’amour de la musique : en quatre mots, le son des cloches.

Entendez le glas des cloches – cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie !

Sergei Rachmaninov mourut le 28 mars 1943, quelques semaines avant que l’Armée Rouge ne renverse l’issue de la Seconde Guerre mondiale. En toute hâte, Vladimir Horowitz fut appelé auprès de son mentor. « Adieu mon cher ami. Nous ne nous reverrons, jamais, plus jamais ». Le pianiste, chef d’orchestre et compositeur né en Russie, parfait francophone, déraciné aux États-Unis, apatride devenu citoyen américain en 1941 et décédé à Beverly Hills fut inhumé au cimetière Kensico dans l’État de New York. Au son des cloches.

Vladimir Horowitz retourna en Russie pour la première et dernière fois de sa vie en 1985 pour y donner deux concerts légendaires. Il y interpréta notamment des œuvres de Sergei Rachmaninov. « Sans âme ni technique, le piano n’est qu’un instrument à percussions : mon talent consiste à le faire chanter. », disait Vladimir Horowitz. Il mourut le 5 novembre 1989, quatre jours avant la chute du mur de la honte qui scellerait le futur de l’Allemagne et la chute de l’Union Soviétique qu’il avait fui jadis.

Le titan du piano, juif russe athéiste né à Kiev, parfait francophone, déraciné aux États-Unis, naturalisé citoyen américain en 1944, homosexuel marié à une italienne catholique non-pratiquante, décédé à New York, fut inhumé à Milan dans le tombeau de la famille de son illustre beau-père, le flamboyant maestro Alfredo Toscanini. Au son des cloches. Et lorsqu’elles sonneront de nouveau, puissent-elles vous faire penser à ces deux hommes, passionnément.

Les cloches en La bémol majeur, 3ème mouvement Lento lugubre de Sergei Vassilievitch Rachmaninov et interprété par le Radio Filharmonisch Orkest sous la direction de James Gaffigan (2015). https://www.youtube.com/watch?v=fvy0nN5t0Po