Si La Fontaine revenait, il ne reconnaîtrait plus rien, pas même son paysan (« Travaillez, prenez de la peine… »), devenu exploitant agricole, dont le sort n’est pas moins rude. Ce qui suit pourrait être une fable d’aujourd’hui ; tout y est vrai, tiré de l’actualité.
Mission : moisson
Le terre de Beauce est depuis des siècles le grenier à blé : de la France, d’abord ; aujourd’hui, on lui assigne de « nourrir la planète ». Ce changement d’échelle n’est pas sans conséquences pour les cultivateurs : attelés à des propriétés d’au moins 150 hectares, ils labourent, sèment, moissonnent seuls sur leurs engins pour …15 000 euros par an, au mieux. Le remboursement de lourds emprunts contractés pour l’équipement et l’emploi d’intrants et de semences brevetées imposées par les firmes agro-industrielles avalent le revenu. Sans parler des pertes dues aux aléas climatiques. Dans les allées du pouvoir, dans les médias, on s’émeut de temps en temps des suicides dans le monde paysan.
La critique de ce mode productiviste a longtemps été inaudible : ni les intéressés ni les instances dirigeantes et syndicales ne laissaient dire que fongicides, herbicides et autres pesticides menaçaient la santé des consommateurs, et d’abord de ceux qui répandaient ces substances. On connaît les procès intentés par les agriculteurs eux-mêmes, atteints de cancers. Il y a encore une décennie, écologistes et agriculteurs vivaient dans deux mondes opposés, et les membres d’un syndicat comme la « Coordination rurale » ne songeaient qu’à bouter hors des campagnes ceux qui venaient questionner sur la pollution de l’eau et sur l’épuisement des nappes phréatiques. Seule la Confédération paysanne, alors isolée, avait fait bouger les lignes en impulsant – et remportant – la lutte contre les OGM – c’étaient les « années Bové ».
Le temps des épreuves
Aujourd’hui, le dialogue est devenu possible. A preuve, l’accueil réservé dans les exploitations aux candidats écologistes qui se présentent aux élections départementales et régionales de juin 2021. Si les « écolos » ne suscitent plus défiance ni colère, c’est parce que la désespérance est à son comble dans les campagnes. A l’hyperendettement, aux calamités naturelles et au manque d’eau s’ajoute depuis de longues années la menace de la construction de l’autoroute A154 reliant Rouen à Orléans, via Dreux et Chartres. Les grandes villes, les grandes manœuvres du transfert des marchandises depuis le port du Havre dictent la loi aux nourriciers. Les décideurs ne sont pas à une contradiction près. Voici qu’il va falloir aux paysans sacrifier les terres qui ont le malheur de se trouver sur les emprises du tracé, à la hauteur de Challet, de Berchères-Saint-Germain, de Fresnay-le-Gilmert, de Poisvilliers, de Gasville-Oisème. 90 hectares ont été préemptés, achetés (!) par le Conseil départemental d’Eure-et-Loir dans la perspective de la construction de l’axe autoroutier. Pour couronner le tout, l’un de ces exploitants lésés se verra contraint de renoncer à ses terres du Gorget, au-dessus desquelles sera édifié un viaduc. « Nourrir la planète », qu’on lui disait… Et lui ?
La propriété rurale dans le 28
Pas de recours. La SAFER, autrefois bouée de sauvetage, dont le rôle était de répartir la terre au bénéfice prioritaire des jeunes et petits exploitants, suscite grogne et incompréhension. Son système d’attribution a suivi le courant de concentration par l’argent. Ainsi, dans le secteur de Marboué/Châteaudun, 65 hectares ont été ajoutés récemment à une famille qui en possédait déjà 450, de préférence à d’autres candidats beaucoup plus modestes…
Se pose ici la question de la vocation d’un Conseil Départemental : il confisque les terres. Dans quel but ? Disons-le clairement : les tenants du pouvoir qui en période électorale n’ont à la bouche que les mots « ruralité » et « territoires » n’ont de cesse de se partager ce qui devrait être un sanctuaire alimentaire inviolable. Ils n’ont que faire des drames vécus par des exploitantes (les femmes sont de plus en plus nombreuses) et des exploitants qui, issus de la tradition paysanne, ont à coeur de poursuivre la « culture ».
Les solutions existent
Au mot d’ordre aussi démesuré qu’illusoire de nourrir le monde entier ressassé par la FDSEA, il est possible de substituer la volonté raisonnable de pourvoir en blé, céréales, légumineuses et autres oléagineux sainement cultivés les populations vivant dans la proximité. Si les agriculteurs pouvaient en décider eux-mêmes, ils sauraient organiser les circuits courts d’alimentation des marchés, restaurants, cantines et commerces. Certains le font déjà ; nous les connaissons, et ils sont fiers de proposer leurs produits à des clients fidèles, avec lesquels ils ont bien souvent noué une relation de confiance. Rien n’empêcherait de combler par l’exportation les besoins des régions entre elles, et au-delà. N’oublions pas que le système productiviste actuel n’assure nullement l’autonomie de la Beauce, qui importe du blé panifiable ! Tout ce rééquilibrage ne pourra s’accomplir que par la concertation, et par la volonté politique au service des agriculteurs. Rien ne se fera, dans l’immédiat, sans l’intervention des élus et des pouvoirs publics, notamment auprès des banques, afin que soit desserré l’étau. Parce qu’il faut sauver une profession, en même temps qu’une ressource première (ne perdons pas de vue la panique alimentaire qui a saisi le pays au moment du confinement.)
Abandonnons sans état d’âme le monstrueux ruban de bitume au profit de la ceinture maraîchère. Elle sera plus ondoyante que rectiligne et, riche en biodiversité, guidera la conception du paysage , elle qui assure la nécessité la plus vitale, le pain quotidien. C’était évident aux yeux des contemporains de La Fontaine. C’est un symbole humain, aussi : elle pourra relier ce qui a été un temps séparé : ville et campagne. Chacun peut y trouver convivialité et dignité : vivre de son travail, pour les uns, s’alimenter de façon consciente et avec reconnaissance pour les autres. Cela commence au fond de l’urne.
Chantal Vinet, présidente de l’association Chartres Écologie