Pablo Picasso est mort le 8 avril 1973, il y a cinquante ans, jour pour jour. Afin de marquer l'événement, Cactus a exhumé un long article titré "Opinion libre sur la peinture", signé Maurice de Vlaminck, et publié le 6 juin 1942 dans l'hebdomadaire Comoedia, à finalité artistique. Dedans, le peintre domicilié à Rueil-la-Gadelière (Eure-et-Loir) se déchaîne contre le "Catalan". Un article qui fera des vagues jusqu'après la Libération.

"Il est difficile de tuer ce qui n’existe pas ! Mais s’il est vrai qu’il est des morts qu’il faut qu’on tue, je vais cependant le tenter. Les lignes qui vont suivre ont été écrites gratuitement, d’accord avec ma conscience, sans souci des vociférations qu’elles provoqueront, peut-être, ou des haines qu’elles allumeront, voire des intérêts qui se croiront lésés.

Sans doute, ce faisant, vais-je provoquer des controverses, faire au Cubisme une nouvelle et inutile publicité ? Je courrai donc ces risques.

Je sais de jeunes peintres angoissés, hésitants devant la confusion où se débat la peinture. Ils se trouvent placés devant ce dilemme : n’être que soi-même, trouver par un travail acharné une expression personnelle, ou emprunter aux formules - le Cubisme par exemple - leurs facilités. C’est pour eux que j’écris. J’ai pensé que cette mise au point les conduirait à quelque certitude, qu’elle les inciterait à penser plus nettement ce qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir. Ainsi aurai-je fait mon devoir vis-à-vis de la peinture.

La peinture, en France, est en train de crever de trucs, de combinaisons ; elle s’enlise dans un nouveau pompiérisme plus facile, moins honnête et plus mortel encore pour son avenir que le pompiérisme académique des Artistes Français.

J’ai assisté à la naissance du Cubisme, à sa croissance, à son déclin.

Picasso en fut l’accoucheur, Guillaume Apollinaire la sage-femme, Princet le parrain ; les assistants Derain, Max Jacob, Braque, Juan Gris, Salmon et moi-même.

C’est dire si je connais Picasso… comme ma poche !

Picasso : ce Catalan à la figure de moine, aux yeux d’inquisiteur, qui ne parle jamais d’art sans qu’un sourire intérieur accompagne une phrase brève et incisive, sourire qui ne vient pas jusqu’à ses lèvres.

On se demande si Picasso est conscient de son astuce et l’on est effrayé de découvrir une attitude là où on croyait trouver un caractère. La morgue un peu gouailleuse qu’il affecte lui donne l’apparence d’une sorte de monstre qui le ferait à la simplicité. Il déteste qu’on le découvre…

Qu’une question un peu directe lui soit posée, il répond par une boutade et s’en tire par une pirouette. Tel un accusé, il ruse avec intelligence et, après une cabriole, se renferme dans un silence mystérieux.

Parfois, d’une réplique empreinte d’un cynisme déconcertant, il désarme son interlocuteur. Il le met dans l’impossibilité de se faire une opinion, de conclure à sa sincérité ou à son machiavélisme, de savoir ce qu’il y a derrière cette sibylline réponse…

M. Z… venait de découvrir, disait-il, un jeune peintre au talent prometteur.

S’adressant à Picasso, Z… lui demanda s’il connaissait cet artiste et s’il avait vu ses œuvres ?

- Oui, répondit Pablo… C’est un artiste-peintre… Il y a beaucoup d’artistes-peintres !

- Mais ce qu’il fait ?

- J’ai vu, de lui, un tableau : « Courses de taureaux »… Mais il n’y avait pas de taureaux… seulement des cercles, des lignes, des points, des carrés… On n’y comprenait rien !

Venant de tout autre que de Picasso, un tel jugement eût paru naturel. Mais, formulé par lui ! Quel paradoxe, quelle ironie à double effet ! Toute la diablerie de Picasso est là.

Picasso joue l’instinctif… Je regarde une de ses toiles. Il me dit ingénument :

- Je demande comment j’ai pu faire ça ?

Pablo Picasso est coupable d’avoir entraîné la peinture française dans la plus mortelle impasse, dans une indescriptible confusion. De 1900 à 1930, il l’a conduite à la négation, à l’impuissance, à la mort.

Car, seul avec lui-même, Picasso est l’impuissance faite homme. La nature lui ayant totalement refusé tout caractère propre, il a employé toute son intelligence, toute sa malice à se fabriquer une personnalité. Il emprunte aux maîtres du passé, sans excepter les contemporains, l’âme de création qui ne lui a pas été départie.

Tout lui est bon ! Dilettante, il joue d’une musique, mais cette musique est un pot-pourri. Il ne trace pas un trait, il ne pose pas une couleur, sans évoquer un document.

Giorgione, Le Greco, Steinlen, Lautrec, les figurines et les masques funéraires grecs : tout lui sert. Forain, Degas, Cézanne, les sculptures africaines et océaniennes, il orchestre tout. Sa faculté d’adaptation n’a d’égale que son ingéniosité et son habileté.

Sans hésiter, on peut mettre son nom sur chacune de ses réminiscences. On sait qui deviner sous chacune de ses « manières » multiples et variées… La seule chose que Picasso soit incapable de faire, c’est du Picasso qui soit du Picasso !

Le silence conservé sur cet échantillonnage laisse à Picasso carte blanche. On le loue ! On feint d’ignorer ce qui crève les yeux aux moins avertis et il bénéficie d’un consentement muet. On l’explique ! On trouve des raisons, d’un ordre supérieur, pour justifier ces emprunts que tout le monde constate et qui ne font illusion à personne.

Les critiques spécialisés sur les questions picturales ont, pour Picasso, une mansuétude infinie. Leur indulgence pour ces « prises de sang » pratiquées avec un cynisme sans remords et une candeur sans précédent dans l’histoire de l’Art frise la complicité. On n’a pour lui que des gentillesses. On lui témoigne une admiration sans bornes. Il n’est pas de mots élogieux que l’on n’accorde à son nom :

- Le « génie » de Pablo Picasso ; Picasso, le « génial » créateur !

On ne lui reproche pas d’avoir arrangé à sa manière Lautrec, Manet, Degas, Raphaël, et l’art africain. On s’en tire en dénommant toutes ces palinodies : « Époque Lautrec… Époque Forain… Époque rose… Époque Greco… Époque nègre ».

Cependant, le jour arriva où, ayant usé de tout et tout usé, Picasso trouva dans les parlottes artistiques du bistro Azom un nouvel aliment à ses clowneries.

Le public abêti, envoûté, dérouté par tant de boniments, est toujours prêt : Picasso peut compter sur son assentiment pour lui faciliter une sortie désespérée. Le moment est favorable, l’état d’esprit est propice pour tenter n’importe quelle aventure.

Le cas de Maîtres comme Cézanne, comme Van Gogh, portés aux nues par le public, après en avoir été honnis, était bien fait pour laisser s’accréditer la fable que toute peinture, incompréhensible pour certains, jugée, tout d’abord, par d’autres « mal foutue », était susceptible d’atteindre, un jour, les grosses cotes. Avec de tels ajouts dans son jeu toutes les mystifications étaient permises. À l’abri de ces quiproquos,Picasso réalisa une nouvelle volte-face en utilisant les subterfuges de créations linéaires à la signification incontrôlable.

Que penser d’un joueur de billard qui, ayant constaté son peu d’aptitude pour la série au cadre, se mettrait pour remédier à son manque de moyens, à inventer de nouvelles règles du jeu, telles que de pousser la bille avec les pieds, ou de faire des carambolages en tapant avec le gros bout de la queue ?

C’est dans une intention analogue que Picasso a utilisé les créations décoratives d’origine maure ou arabe, telles qu’on peut les voir dans les musées espagnols et qu’il a fait dévier la peinture vers des spéculations mystérieuses et puériles. Et, pour inspirer confiance en cet autre jeu qu’est le « Cubisme », pour justifier cette échappatoire, pour rendre plausible ce faux-fuyant, il a recours à l’alibi.

Picasso dessine et peint les « nus » à la manière d’Ingres ; il est scrupuleux ; son trait précis est digne du Maître dont il s’inspire et que sa maîtrise du dessin et son savoir l’autorisent à appeler pour répondant. Il joue ainsi sur les deux tableaux, se couvrant de l’un par l’autre, avec un même sens de l’équivoque.

Quand Picasso monte deux carrés de ripolin, qu’il combine des assemblages de lignes, de parallélépipèdes de cercles, qu’il encadre des bouts de journaux collés et traversés d’un trait de fusain, il sait que ses « Nus » - époque Ingres - aideront à la confusion. Il aura créé le doute, en rappelant « qu’il sait dessiner » et son rébus, alternant avec l’académie, sera accepté comme une curiosité, voire acclamé comme une géniale audace. Le dessin sec et dépouillé du Maître de Montauban lui sert de compte en banque, garantit son crédit.

Picasso fut encouragé par des complices de toutes catégories. Ses plus belles espérances ont été dépassées. Il n’aurait jamais pu en souhaiter autant ! Les plus dépourvus, les incapables, les ratés dénués de toute sensibilité et de tout don, se ralliaient à Pablo Picasso. Ils se mettaient à la remorque de cet art hybride et décoratif : « Travaux faciles à faire chez soi ».

Et chaque jour, de nouveaux adeptes venaient grossir les rangs. Ils formaient une nouvelle École :

Le Cubisme

La seule supériorité qu’offrait « le Cubisme » sur la peinture proprement dite, c’était celle d’être in-con-tes-ta-ble ! Avec « le Cubisme », la peinture était mise à la portée de tous…

S’il est difficile de tuer ce qui n’existe pas, c’est qu’en réalité, il n’y a pas de Cubisme : il y a Picasso.

Quelle duperie, n’est-ce pas, de vouloir pénétrer le sens divin du monde à l’aide de l’absurdité métaphysique d’une Kabale ou d’un Talmud ? Peut-on prendre au sérieux un ésotérisme aussi facile, aussi puéril, mettre en œuvre le mystère, se coiffer d’un bonnet de magicien pour une exploitation sans scrupule ? En fait, tout l’art cubiste se résumait en des décorations inanimées plus ou moins réussies, qui n’avaient pas plus de rapports avec la peinture que n’auraient pu en présenter le carrelage d’une mosquée, les arabesques d’un tapis persan ou la mosaïque d’un temple grec.

Une aberration collective, que les critiques encourageaient, avait fait s’aliéner tout bon sens, tout sentiment vrai. On nageait dans l’absurde et cet absurde était exploité par les courriéristes qui ne ratent jamais l’occasion d’expliquer ce qu’ils ne comprennent pas. Ainsi excitaient-ils tout un public de crédules, de snobs ou d’affairistes, de spéculateurs et de malins, avec leur charabia insensé, digne d’un tabétique ou d’un « scientifique » auquel la théorie des imaginaires aurait brouillé l’entendement jusqu’à le rendre incapable d’une simple addition.

Le Cubisme ! Perversité de l’esprit, insuffisance, amoralisme, aussi éloigné de la peinture que la pédérastie de l’amour. Qui n’est assuré que, dans dix ou vingt ans, quand on jettera un coup d’œil rétrospectif sur l’Histoire de l’art contemporain, l’épopée de Pablo Picasso ne doive sur la plan de la création artistique, apparaître aussi fantastique que, dans l’histoire de nos meurs, l’équipe de Marthe Hanau ou celle d’Yvar Kreuger ?

Un critique éminent, dans le numéro de « Beaux-Arts » du 17 juin 1938, fait en ces termes l’éloge de Picasso :

« Mais c’est Picasso qui aura été l’ingénieux explorateur de tous les styles, l’interprète rêvé, l’acteur qui sait, tout sentimental qu’il est et par un simple changement de garde-robe, jouer avec la même ensorcelante virtuosité les sages et les fous... »

Quelle condamnation égalerait cette louange !

On ne saurait mieux dire…

Picasso a étouffé, pour plusieurs générations d’artistes, l’« esprit de création », la foi, la sincérité dans le travail et dans la vie. Car, s’il est entendu qu’une œuvre d’art n’a rien à prouver « socialement », il est certain qu’elle doit être humaine : un enseignement !

À notre dernière rencontre, dans une galerie, nous nous serrâmes la main :

- Nous vieillissons, Picasso, lui dis-je.

- Moi ! Me répondit-il dans un sourire amer, je ne vieillis pas ! Je me démode.

MAURICE DE VLAMINCK"