Hélène Billard (1922-2017) raconte sa traversée de Chartres, le 16 août 1944, au moment où les Américains s’apprêtent à libérer la ville. Pour échapper à la bataille, son mari Lucien (1914-2012) et elle, enceinte jusqu’au bout des orteils, décident de pédaler comme des dératés.

C’était le 16 août 1944. Il faisait beau. Mon mari et moi habitions au numéro 46 de l’avenue Maurice-Maunoury à Luisant, au bord de la route nationale. Parce que nous avions peur des combats de la libération qui s’annonçaient, nous avons décidé de nous replier chez mes parents dans le quartier de la Roseraie à Chartres, en bordure de Rechèvres, à l’autre bout de l’agglomération.

Ce qui nous a décidé de partir, c’est qu’on habitait à proximité d’une batterie de DCA allemande, et aussi de voir notre voisin de vingt-trois ans se balader avec un fusil sur l’épaule, alors que les Allemands étaient toujours là ! Il était complètement inconscient ce résistant de la dernière heure ! Il m’avait dit le 15 au soir : « Les Américains sont à Thivars. Demain matin, ils seront là ! » On a passé une nuit sans dormir : on ne pouvait pas rester là. De fait, le 18, plusieurs de nos voisins seront tués dans les affrontements…

Donc, vers dix heures du matin, on est parti chacun à vélo. Mon mari tirait une remorque avec dedans des conserves de viande et du linge. La viande que j’avais mise en conserve avait été récupérée par mon mari dans un train destiné aux Allemands, le 6 juin, quand la gare était en pleine effervescence. Il avait coupé des morceaux de viande avec des ciseaux à bois…

Tout était absolument calme. Nous n’avons rencontré personne dans la rue entre Luisant et Chartres. Tous les volets des maisons étaient fermés. Au pont Saint-Vincent, limitrophe des deux communes, on a aperçu des soldats allemands qui s’affairaient au minage du pont. Ils nous ont laissés passer sans problème.

La place des Épars était déserte. On a seulement vu un chat qui la traversait et un groom devant l’hôtel du Grand Monarque. Il n’y avait personne devant l’hôtel de France, le siège de la Kommandantur. On a passé tout ça à bicyclette allègrement. Et puis, à la hauteur de la Poste, un cafetier est sorti de son café (l’actuel Marigny) en nous apostrophant : « Vous allez vous faire tirer comme des lapins ! » On a quand même continué. On a su plus tard qu’il y avait des résistants dans la Poste mais on ne les a pas vus.

Nous avons atteint la place Châtelet sous un crépitement de pierres qui tombaient autour de nous. Quand nous sommes arrivés place Saint-Jean, j’ai dit à mon mari : « Nous sommes sauvés ».

À côté du Clos-Pichot (devenu parc André-Gagnon), à notre grande surprise, nous avons découvert une colonne de soldats noirs qui progressait prudemment le long de la ligne de chemin de fer (rue du Pélican). Sûr qu’ils n’étaient pas Allemands. On était surpris : on pensait que les Américains arriveraient par Thivars (au sud sud-ouest de Chartres). On ne les attendait absolument pas par là (au nord de Chartres) ! On s’est arrêtés de pédaler quand un soldat nous a mis en joue. À ce moment, un char est arrivé. On a entendu des ordres, mais on ne comprenait rien. Un militaire blanc est descendu du blindé et s’est approché de nous.

Le gars nous a parlé dans un français impeccable : « Remettez-vous, vous êtes libérés, je suis un gendarme originaire de Chartres… » Il nous a posé des questions pour savoir où se trouvaient les Allemands en ville. Il nous a dit que sa troupe essuyait des tirs ennemis depuis les clochers de la cathédrale. On s’est rappelé la pluie de pierres place Châtelet : c’était la riposte des Américains qui tiraient sur les clochers…

Après, il nous a permis de continuer notre route en nous mettant en garde à cause d’un camion de munitions qui venait de sauter à l’entrée de la rue de la Roseraie. Sur les lieux de l’explosion, il y avait beaucoup de fumée et une maison détruite. Nous sommes donc passés par la rue de Fresnay avant de prendre par les champs. Arrivés enfin à destination, nous avons trouvé mes parents réfugiés dans la cave avec des voisins…

Propos recueillis par Gérard Leray.