La rentrée venait de s’effectuer. C’était une après-midi chaude, et il y avait ce jour-là une réunion de la commission Culture à la Mairie. Oui, nous étions alors élus, dans l’opposition, et nous traitions de l’avenir du cinéma « Les Enfants du paradis ». Les enjeux devaient être importants, puisque le maire soi-même, ce qui était rare, était présent. Certains téléphones se sont mis à vibrer, les chuchotements ont enflé autour de la table. Quelqu’un a parlé de déflagration, d’attentat – je ne me rappelle plus s’il a été question de New-York. Ce n’est que plus tard dans la soirée que les révélations ont commencé à se préciser.

Quand la nouvelle a été pleinement connue, je ne me souviens que de l’effroi de mon fils aîné, né en juillet 1991 : lui qui est d’un caractère gai et était alors normalement insouciant, a été pris de sanglots nerveux. Comme nous cherchions à le calmer et à le rassurer, il a éclaté en protestations : « Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous ! C’est notre avenir, à nous ! » C’est à peu près la phrase qu’il a lâchée. Son frère, de deux ans plus jeune, revint les jours suivants de l’école accablé de terreur et de chagrin, à l’idée que pareil acte fût possible : le drame avait été abordé en classe, et les enfants parlaient entre eux. Sans exagérer, il ne fait aucun doute que l’effroi provoqué par la destruction volontaire de ces tours a jeté de grands voiles sombres sur l’horizon de la jeunesse.

Que des activistes aient eu la rage et l’opiniâtreté de se former en tant que pilotes, et qu’ils aient mené à leur terme les opérations de crash volontaire, entraîné dans leur apocalyptique sacrifice les passagers des avions « réquisitionnés » constitue un sujet de cauchemar à l’état d’éveil.

Par la suite, l’impression a été récurrente de ce que quelque chose que l’on peut nommer joie de vivre, insouciance, a irréversiblement été entamé. On serait presque tenté de relire selon cet éclairage les années 2005-2015, la fin de l’enfance, l’adolescence, à la lumière de cette grande lacération subie par le « gendarme du monde » : nos contemporains avaient mis au point des machines merveilleuses, construit de fascinants paysages urbains, et le tout pouvait conduire à l’écrasement sans pitié des civilisations. Et quel témoin, surtout jeune, pourrait oublier les appels de terreur, les scènes d’adieux au téléphone des malheureux voyageurs certains de leur sort ?

On connaît la suite : New York blessée, tous les prétextes seraient bons pour mettre à genoux le Proche-Orient – et nos enfants, nos élèves sont pour toujours des êtres intranquilles.

Un autre souvenir émerge à l’occasion de ce retour dans le passé : le désaccord persistant avec un couple d’amis, rencontrés dix ans plus tôt. Tous deux aimaient profondément New York, ils s’y rendaient régulièrement, et admiraient aussi bien la cité que le mode de vie d’une certaine classe pas forcément riche, mais cultivée, profondément attachée, en retour, à l’Europe. Leur peine réelle et leur ressentiment à l’égard des terroristes ne trouvaient pas d’écho, en raison de mon propre sentiment de gêne à l’égard des peuples afghan, irakien, palestinien, dont les conférences internationales n’avaient jamais réglé le sort, et dont certains ressortissants se trouvaient instrumentalisés par des factions criminelles et fanatiques.

Nous savons aujourd’hui que des ressorts complexes sous-tendent la guerre que se livraient l’Amérique et les pays du Golfe, et la suite montrerait que les attaques du World Trade Center relevaient d’une lutte idéologique qui tournerait à une guerre sans merci dont nous connaissons aujourd’hui les développements tragiques, au sens grec du terme. Là aussi, le voile s’étendit. Les voyages de nos amis prirent fin, ils se refusèrent à jamais voir le cratère, et même ce qui devait le combler, et une ombre demeura sur ce sujet sensible, indémêlable.

Le cinéma, à Chartres, était sinistré en 2001. Un complexe moderne fut construit derrière la façade ancienne rénovée du vieux temple art déco. Combien de films, de documentaires, certains excellents, sur les Twin Towers, sur la guerre faite à l’Irak, sur l’abandon de l’Afghanistan à son sort ?