C’était il y a vingt ans, le 11 septembre 2001. Le monde découvrait en direct à la télévision et à la radio une attaque terroriste contre les États-Unis d’Amérique. Des images sidérantes, des informations traumatisantes, dont les témoins de l’époque se souviendront toute leur vie.
Depuis mars 2020 (l’époque du premier confinement Covid), je collecte la mémoire de l’événement, auprès de ma famille, d’amis, de collègues de travail, de connaissances proches ou lointaines. J’ai également sollicité mes élèves du lycée Jehan de Beauce à Chartres afin qu’ils recueillent le souvenir de leurs parents.
Le « cahier des charges » était le suivant : s’il vous plaît, racontez votre expérience du 11 septembre 2001. Que faisiez-vous ce jour-là ? Dans quelles circonstances avez-vous appris le drame ? Quelles images gardez-vous en mémoire ? Quelles furent vos réactions, éventuellement celles de vos proches ? Sidération, Stupeur, Peur ? Colère ?
Or, la mémoire est fragile, partiale par essence, contrairement à l’histoire qui obéit, elle, à une démarche scientifique. Que l’on soit acteur, témoin direct ou indirect d’un événement, l’on peut exagérer, déformer, occulter des faits au gré de ses émotions, de son pathos, de sa psychologie, de ses intérêts personnels, familiaux, professionnels. En outre, plus le temps passe, plus le risque de transformation est important. A posteriori, l’un des principaux intérêts de l’exercice consiste à apprécier, à mesurer l’écart entre le souvenir personnel et la vérité historique.
Pour que les choses soient claires, rappelons au lecteur l’enchaînement chronologique du drame :
- 8H46 (14H46 à Paris), la tour nord du World Trade Center est percutée (vol 11 American airlines au départ de Boston et à destination de Los Angeles, Boeing 767, 81 passagers, 11 membres d’équipage).
- 9H03 (15H03 à Paris), la tour sud est percutée (vol 175 United airlines au départ de Boston et à destination de Los Angeles, Boeing 767, 56 passagers et 9 membres d’équipage).
- 9H30 (15H30 à Paris), G.W. Bush apparaît à la télévision à Saratoga en Floride.
- 9H37 (15H37 à Paris), le Pentagone est touché (vol 77 American airlines au départ de Dulles (Virginie) et à destination de Los Angeles, Boeing 757, 58 passagers, 6 membres d’équipage).
- 10H03 (16H03 à Paris), le vol 93 d’United airlines au départ de Newark et à destination de San Francisco, Boeing 757, 37 passagers et 7 membres d’équipage, se crashe en Pennsylvanie, comté de Somerset.
- 10H05 (16H05 à Paris), la tour sud du World Trade Center s’effondre.
- 10H28 (16H28 à Paris), la tour nord du World Trade Center s’écroule à son tour.
Dernier détail : à Chartres, le 11 septembre 2001 était très nuageux, avec une température d’environ 17 degrés au moment des faits.
Gérard Leray
Ces prochains jours, Cactus va publier des dizaines de témoignages. Le fond a été scrupuleusement respecté, de même que l’anonymat des personnes. Voici le premier.
En 2001, j’étais conseiller pédagogique. Le 11 septembre 2001 était un mardi. Je m’en souviens parce que c’était la seule journée de la semaine où j’étais dans mon bureau qui se trouvait au 4ᵉ étage du centre Athéna, rue du grand Faubourg à Chartres. Les autres jours, j’étais dans les écoles de la circonscription.
J’étais, entre autres, chargé du suivi des professeurs des écoles en 2ᵉ année de formation, ce qui correspondait à leur première année sur le terrain. Ma mission consistait à les conseiller et à les évaluer. Cet après-midi du 11 septembre, je rédigeais les rapports de visites effectuées au cours des jours précédents.
Le collègue avec qui je partageais le bureau préparait un stage et recherchait des renseignements sur Internet. Un peu avant 16 heures, un flash annonçant qu’un avion s’était écrasé sur une tour à New-York s’est imposé sur son écran. Je l’ai aussitôt rejoint et nous avons regardé les premières images qui se sont mises à défiler en boucle. À ce moment, il y avait peu de nouvelles et peu de commentaires. J’ai d’abord pensé à un accident.
Nous avons vu, en direct, et dans l’ordre (si ma mémoire est bonne), le deuxième crash puis le troisième crash sur le Pentagone, puis l’effondrement des deux tours. C’était tellement gros que mon collègue et moi, nous avons d’abord pensé à un canular.
Nous avons zappé sur d’autres sites et allumé la télévision pour avoir confirmation ou non. Partout la même nouvelle. Quand on a réalisé que c’était vrai, c’est plutôt de la sidération que j’ai éprouvée. Puis, dès que les mots « attentat terroriste » et « islamique » sont apparus, j’ai bien cru qu’on était au bord d’une guerre. J’ai pensé qu’en représailles à ces « bombes » qui frappaient au cœur de New-York, des bombes atomiques allaient anéantir Téhéran ou Kaboul en représailles. J’ai aussi tout de suite pensé à Israël et à une probable réponse violente à titre préventif. J’ai eu très, très, peur.
En soirée et le lendemain mercredi, toutes les télés étaient devenues folles. Les images des tours s’effondrant sur les gens et les pompiers tournaient en boucle. C’était très impressionnant. Fort heureusement, il n’y a pas eu d’annonce de représailles.
Le jeudi matin, je devais visiter une jeune prof des écoles à Gasville-Oisème qui enseignait dans un CE2/CM1 – enfants de 8/10 ans -. Elle avait bien préparé sa classe mais les enfants étaient tellement choqués par ce qu’ils avaient vu depuis 36 heures qu’elle ne pouvait pas faire l’impasse d’un moment d’expression. Pas question de commencer la journée par une leçon de grammaire ! Elle leur a donc donné la parole pour qu’ils évacuent le traumatisme qu’ils ressentaient.
Dans un premier temps, ils exprimaient les images vues en essayant de mettre des mots sur les horreurs diffusées sur les écrans familiaux. Dans un second temps, pris de compassion pour toutes ces victimes, certains disaient qu’il fallait aider les victimes et recherchaient ce qu’il leur était possible de faire. Collecter des couvertures ? De la nourriture ? Des médicaments ? Aussitôt, d’autres enfants objectaient que les victimes se trouvaient aux États-Unis, pays super-puissant qui avait l’habitude d’aider les autres pays et qui n’avait certainement pas besoin de couvertures ou de paquets de nouilles. Et puis, matériellement, c’était impossible de leur envoyer. Je me souviens d’enfants qui proposèrent alors d’apporter une aide morale en faisant des dessins de soutien à leur transmettre via l’ambassade des USA à Paris.
La discussion s’éternisait. Manifestement, la maîtresse commençait à s’inquiéter de ce que j’allais écrire dans mon rapport. Elle a essayé de clore ce moment d’expression libre. Le silence est à peu près revenu dans la classe.
Je ne suis pas près d’oublier ce qui s’est passé à ce moment :
Une petite Anaïs, un petit bout de chou, menue pour ne pas dire malingre, avec un tablier à bretelles, qui était assise au premier rang, s’est levée, s’est retournée vers ses camarades et a levé le doigt en un geste quasi menaçant. Elle a dit :
– Et ben, à la maison, Papa, il a dit : « Les Américains, c’est bien fait pour leur gueule ! »
Et elle s’est rassise. Consternation. Silence de plomb dans la classe. Regard affolé de la maîtresse dans ma direction.
C’est alors que j’ai mesuré l’étendue du ressentiment que l’arrogance et la pression des Américains avaient accumulée depuis des années.