Je me souviens, au début des années 90, lorsque Charlie Hebdo a été relancé par Val, Cavanna, Siné, Wolinski, Cabu et d’autres, avoir acheté le premier numéro. Je me souviens avoir lu tous les suivants, et je les ai gardés.

Je me souviens, en 1991 ou 1992, de cet ami juif, élève avocat, qui se vantait d’avoir convaincu son libraire de ne pas vendre Charlie.

Je me souviens des procès que l’AGRIF, association catholique d’extrême droite, multipliait contre Charlie, au nom du petit Jésus et du Saint Frusquin, si régulièrement bafoués par ce journal de mécréants.

Je me souviens que Charlie avait publié en 2007 des caricatures danoises, d’ailleurs pas terribles, où l’Islam était moqué.

Je me souviens que, lors du procès que des associations musulmanes avaient fait contre Charlie, à l’audience, l’avocat du journal, brandissant la Une particulièrement gratinée d’un numéro où le Pape était salement ridiculisé, avait lancé au représentant d’une des parties civiles : « Vous voulez vraiment être traité comme les chrétiens ? » et que cela avait fait rire même les religieux présents.

Je me souviens que le 7 janvier 2015, j’ouvrais le courrier du jour lorsqu’on m’a dit : « Tiens, il se passe quelque chose chez Charlie Hebdo ».

Je me souviens n’y avoir pas pris spécialement garde sur l’instant.

Je me souviens avoir vaqué à mes occupations professionnelles un bon moment avant de regarder les nouvelles en ligne.

Je me souviens de ces trois jours où je suis resté collé à mes écrans, à l’affut de la toute dernière info, y compris les rumeurs idiotes et les affolements inutiles, y compris sur BFM et ITélé, passant d’un site sérieux aux crétineries de Facebook.

Je me souviens de tous ces noms, Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Marris, qui tombaient un à un, et d’avoir eu l’impression qu’on venait de massacrer ma famille.

Je me souviens de tous ces attentats qui s’enchaînaient et de ce tourbillon sanglant qui semblait ne pas vouloir cesser.

Je me souviens de mon soulagement lorsque, le vendredi, les assauts ont été lancés.

Je me souviens m’être réjoui que les terroristes aient été descendus.

Je me souviens, le 11 janvier, du très bon déjeuner le midi, dans un restaurant près des Arts et Métiers où nous étions arrivés tôt, par chance, et de la foule qui grossissait dans la rue, et de ces affamés refoulés par les serveurs parce qu’il n’y avait plus rien en cuisine.

Je me souviens de n’avoir pu parcourir dans la cohue que 400 mètres en 3 heures, avant de renoncer à atteindre la place de la République.

Je me souviens de n’avoir entendu que des blagues pendant cette marche et aucun cri de haine.

Je me souviens qu’au soir du 11 janvier, je me suis senti comme réparé.

Je me souviens avoir ricané quand un des Charlie a révélé qu’un pigeon avait chié sur Hollande.

Je me souviens du Bataclan, et de Nice, et Bruxelles, et de tous ces crimes auquel on finit par devenir indifférent.

Je me souviens du 11 septembre 2001, des guerres qu’il a servi à justifier et des principes mis au rencard, du Patriot Act et de Guantanamo.

Je me souviens que nous, Français, avons sans doute un peu abusé de l’état d’urgence, mais que nous avons plutôt bien résisté à la tentation de la haine et du chagrin utilisés comme prétexte pour restreindre les libertés.

Et Charlie paraît toujours. Les terroristes ont déjà perdu leur guerre inepte et cruelle, puisqu’ils n’ont réussi ni à le faire disparaître, ni à nous changer.

Merci, mon Charlie, de me faire ressentir, au prix du sang hélas, la fierté, ou peut-être plutôt la singularité, d’être Français.

Joyeux anniversaire, mon Charlie !

Bruno Galy, avocat au Barreau de Chartres.