La France célèbre en cette année 2023 les quatre-vingts ans de la mort de Jean Moulin, président du Conseil national de la Résistance, arrêté le 21 juin 1943 par la SIPO-SD de Lyon, torturé et décédé le 8 juillet suivant au cours de sa déportation ferroviaire vers l’Allemagne.

Le « Premier ministre » en France occupée du général de Gaulle, chef de la France libre, le mérite bien. En effet, homme d’honneur et de courage, en plus d’avoir réussi à fédérer les résistances, Jean Moulin incarne mieux que quiconque l’idéal patriotique gaullien du refus de la défaite et de glorification des nationalismes de libération et de grandeur. Sa panthéonisation en 1964 comme victime sacrificielle de la barbarie nazie l’a logiquement transformé en icône républicaine.

Le département de l’Eure-et-Loir s’associe évidemment à l’hommage dans la mesure où Jean Moulin a dirigé la préfecture de Chartres pendant vingt et un mois, de février 1939 à novembre 1940. En particulier, il entend souligner son attitude admirable lors des violences dont il fut la victime les 17 et 18 juin 1940.

J’ai rêvé que l’hommage eurélien de 2023 soit différent des nombreux précédents, qu’il échappe aux discours hagiographiques, qu’il repose sur la Connaissance historique et une contextualisation irréprochable, qu’on parle enfin VRAI à propos de Jean Moulin et de ses contemporains. A priori, ce n’est pas la voie qui a été choisie par les organisateurs de l’événement. La mission première de l’historien consiste à prendre de la hauteur, à décoller du champ des pâquerettes, à évacuer les poncifs et les postures d’extase. Je vais donc m’employer ci-après à rectifier le tir en détaillant l’architecture du personnage.

Né à Béziers en 1899, Jean Moulin est un pur produit de la préfectorale. Il entre dans la carrière en 1917, l’année de ses dix-huit ans, comme sous-chef de cabinet du préfet de l’Hérault, pistonné par son franc-maçon de père, également conseiller général et professeur de lettres classiques et d’histoire. En parallèle, Moulin étudie le droit à l’université de Montpellier et obtient sa licence en 1921.

1928 est une année charnière dans sa vie privée et publique - je fais partie de ceux qui croient dur comme fer en l’entremêlement des deux dans l’accomplissement de la destinée. Cette année-là donc, il divorce d’avec Marguerite Cerruty (1906-1983), épousée deux ans auparavant, « aux torts et griefs de la femme pour abandon du domicile conjugal », et qui vient de perdre leur enfant à naître. Concomitamment, alors qu’il est sous-préfet d’Alberville en Savoie, Moulin devient un intime de Pierre Cot (1895-1977), néo-député radical du département, d’à peine quatre ans son aîné. Le Savoyard, excellent juriste et orateur, incarne l’avenir de la politique. Cot entraîne Moulin dans son sillage de dandy, à la montagne et à la capitale, dans sa fréquentation des milieux branchés de l’époque, progressistes et artistiques. Et lorsque Cot intègre le gouvernement de la République, à plusieurs reprises entre 1932 et 1938, il fait à chaque fois de Moulin son chef de cabinet, notamment, au ministère de l’Air du Front populaire, entre juin 1936 et avril 1937. Où ce dernier est chargé d’organiser clandestinement la fourniture de matériels militaires aéronautiques au gouvernement espagnol ébranlé par le putsch franquiste, quand bien même la France est officiellement non-interventionniste.

La déliquescence du Front populaire contraint Moulin à s’éloigner de Paris. Paradoxalement, son élévation au rang de préfet en Aveyron, au printemps 1937, a la saveur d’un ...exil. Heureusement, fin 1938, Pierre Cot conserve suffisamment d’influence dans les sphères du pouvoir pour appuyer la demande de mutation de son protégé pressé d’achever sa traversée du désert en se rapprochant de la capitale, à une centaine de kilomètres, facilement accessible par la route et le train.

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’à son arrivée en Eure-et-Loir, Jean Moulin n’est pas subjugué : hormis dans les chefs-lieux d’arrondissement (et encore...), la ruralité conservatrice domine, et avec elle cléricaux et rentiers de la terre dont l’obsession pathologique est de dérouler un cordon sanitaire entre eux et de maigres bataillons de « rouges » collectivistes. Certes, le préfet Moulin peut compter sur un courant radical-socialiste influent ; mais somme toute, hormis Maurice Viollette (1870-1960), maire de Dreux depuis 1908 et président du conseil général depuis 1920, et Henri Triballet (1884-1946), député de Chartres depuis 1924, la mouvance affiche un "modérantisme extrême » représentatif de la sociologie beauceronne et percheronne.

(à suivre)

Gérard Leray