Quand cette histoire de listes de juifs transmises à l’occupant allemand par la préfecture d’Eure-et-Loir, dirigée par Jean Moulin, a-t-elle été révélée publiquement ? Très exactement le 19 juin 1999, à l’occasion d’un colloque organisé à Chartres pour le centenaire de la naissance du fondateur du Conseil national de la Résistance.

L’événement se déroule au Compa (Conservatoire national du machinisme et des pratiques agricoles). Il est présidé par Daniel Cordier (1920-2020), ex-secrétaire et biographe de Jean Moulin. Il est patronné par le conseil général d’Eure-et-Loir, avec le concours du musée Jean-Moulin de la ville de Paris et de l’Institut Charles-de-Gaulle.

À douze heures trente, ce 19 juin 1999, après les exposés matinaux, une discussion s’engage sur la persécution des juifs en Eure-et-Loir dès l’automne 1940. Alain Lebougre, secrétaire général de l’Institut Charles-de-Gaulle, déclare que le préfet Moulin a fait œuvre de résistance en n’exécutant pas les lois antisémites de l’État français et en pratiquant la rétention d’information. Juliette Clément, historienne eurélienne, se démarque de lui au niveau de la sémantique. Selon elle, Jean Moulin a appliqué les premières mesures raciales imposées par Vichy de manière « très lente et réticente ». Christine Levisse-Touzé, directrice du musée du Général-Leclerc-de-Hauteclocque et de la Libération de Paris et du musée Jean-Moulin de l’Établissement Public Paris-Musées, intervient ensuite. S’appuyant sur une source unique d’archives, les fonds conservés à Chartres, elle affirme que Jean Moulin n’a pas pu, faute de temps entre la réception des deux ordres allemands de recensement des juifs et de leurs biens et sa révocation (2 novembre 1940), être impliqué dans ce dossier.

Un homme au milieu du public demande alors la parole. Il s’agit d’Yves Bernard, né en 1937, ingénieur à la retraite, domicilié à Brou. Ce passionné d’histoire médiévale et contemporaine méticuleux a commencé en 1994 une étude sur les persécutions raciales en Eure-et-Loir pendant la guerre. Son intuition a été d’explorer les Archives nationales (AN) en complément des Archives départementales. Ayant obtenu l’autorisation administrative de consulter six liasses de la série AJ38 aux AN, il les dépouille en 1997 et 1998 et procède à leur retranscription manuscrite intégrale.

« S’agissant des mesures raciales, j’ai consulté les archives de Chartres, mais il faut savoir que la plus grosse partie se trouve aux Archives nationales (...). D’après ce que j’ai vu, on peut quand même assurer que Jean Moulin a mis en œuvre la première ordonnance du 27 septembre 1940 en ce qui concerne les mesures raciales. Les listes ont été constituées. Le commissaire principal aux Renseignements généraux était chargé de centraliser les déclarations des juifs, et celles-ci ont été faites en octobre 1940, avant le départ de Jean Moulin. En ce qui concerne la sous-préfecture de Dreux (les renseignements devaient être faits dans les sous-préfectures), Maurice Viollette, qui était à la fois maire de Dreux et sous-préfet, a fait faire cette liste et il l’a communiquée à la préfecture de Chartres, signée "Maurice Viollette". Donc, le début d’exécution des mesures raciales a été mis en œuvre pendant que Jean Moulin était à la préfecture. C’est un fait que j’ai trouvé dans les archives. »

La déclaration d’Yves Bernard provoque la stupéfaction et un grand trouble dans l’assemblée. Daniel Cordier tombe des nues. Il est littéralement sonné. Christine Levisse-Touzé, à l’instar de Cordier, découvre manifestement l’information et sa source. Elle interroge le quidam avec une pointe de scepticisme dans la voix. « Ces listes ont-elles été envoyées ? Établir la liste est une chose. Avez-vous plus de précisions à nous apporter, parce que ce que vous dites est fort intéressant ? » Ce disant, Christine Levisse-Touzé avoue implicitement son ignorance de l’affaire.

Puis, Daniel Cordier, retrouve ses esprits. Il admet que Moulin, révoqué le 2 novembre 1940, est demeuré à son poste encore deux semaines jusqu’à l’arrivée de son successeur. Avant de livrer une réflexion digne et historiquement remarquable : « (…)Chaque préfet s’en est tiré comme il a pu. Il est certain que, dans la mesure où le préfet restait à son poste à cause de cette volonté de servir ses concitoyens, il était obligé, par ailleurs, de négocier jour après jour avec les autorités allemandes et il était amené fatalement à des concessions. Plusieurs fois (pour la circulaire relative aux francs-maçons, pour celle concernant les dénaturalisations, les juifs), cela a été un quitte ou double. Imaginez pour Jean Moulin, dont le père était franc-maçon, ce que cela a pu être quand il a reçu la circulaire ou quand, à Dreux, on a fermé les loges et vendu le mobilier... Évidemment, il a accepté ces contraintes parce que c’était cela ou partir. Bien sûr, chacun d’entre nous aujourd’hui est libre de juger de sa conduite. C’est le drame de cette époque qu’il faut prendre garde de juger et reconstituer à travers le prisme de la Shoah. C’est-à-dire de l’anachronisme puisqu’à cette époque l’issue de ces mesures est inconnue.(...). »

Il est important de remarquer que les deux quotidiens de la presse d’Eure-et-Loir de l’époque, L’Écho républicain et La République du Centre, ne relayent pas la controverse. L’explication du silence journalistique est simple : à l’heure à laquelle Yves Bernard fait son intervention, entre midi trente et midi cinquante, les reporters sont partis depuis longtemps. On peut penser que les organisateurs n’ont pas regretté leur absence…

(à suivre)

Légende photographique : la première page de la liste du recensement des juifs de l'arrondissement de Chartres communiquée aux Allemands le 9 novembre 1940 (AN AJ38 1157).

Gérard Leray