À l’heure de la défaite militaire de la France, consacrée par l’armistice du 22 juin 1940, le préfet Jean Moulin n’entre pas en résistance. Son sens aigu du service de l’État lui commande de demeurer à son poste. Certes, démissionner, c’est garder les mains propres, mais cela équivaut à une amputation. Après, on ne peut plus agir. Au contraire, si l’on reste, parfois on peut, parfois on ne peut pas. Si l’on veut pouvoir, il faut demeurer en place. C’est donc en rempart ultime des populations, tout en ayant conscience qu’il ne fera pas de vieux os à la tête de la préfecture d’Eure-et-Loir, que Moulin œuvre à accomplir sa mission jusqu’au bout.
D’entrée, Moulin est soumis à l’article 3 de la convention d’armistice : « Dans les régions françaises occupées, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. Le gouvernement français s'engage à faciliter par tous les moyens les réglementations et l'exercice de ces droits ainsi que l'exécution avec le concours de l'administration française. Le gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d'une manière correcte. »
Cela tombe bien : Jean Moulin est légaliste, avons-nous déjà écrit, mais il ne fait pas de zèle. Il est même pugnace dans ses relations avec l’occupant. À plusieurs reprises, il adresse des protestations au Feldkommandant de la place de Chartres contre des « abus » commis par son administration militaire. Reste qu’il finit toujours par obéir aux injonctions, aux réquisitions... N’empêche, Von Gültligen, puis Ebmeier, son successeur à partir d’octobre 1940, apprennent à respecter ce haut fonctionnaire pointilleux, exigeant, dont ils louent la valeur morale et la force de travail.
La convalescence de Jean Moulin après sa tentative de suicide du 18 juin ne dure que quatre jours. Le 22, il retrouve son poste, certes amaigri, affaibli, porteur d’une écharpe qui masque son pansement, mais déterminé à piloter l’immense entreprise de redémarrage de l’économie locale, le rétablissement des approvisionnements en eau, en électricité, en nourritures, des circulations ferroviaires et routières, le flux retour des réfugiés. Sans parler des risques épidémiques.
En ce début d’été 40, Moulin se sent encore très seul. Les personnels de la préfectorale reviennent au compte-goutte. Jean Moulin manifeste sa fureur contre des cadres qui prennent leur temps pour rentrer. Pire, il se sent trahi par Jean Chadel, son secrétaire général, « mis en disponibilité à sa demande », aussi par Jean Ressier, le sous-préfet de Dreux, qui a dégoté un poste d’intérimaire à la préfecture de Haute-Garonne et qui ignore les courriers de son supérieur le sommant de revenir. Moulin engage des procédures disciplinaires. Des sanctions financières sont prononcées. Bonjour l’ambiance…
Le 10 juillet 1940, la république se saborde. Les parlementaires de la Chambre des députés et du Sénat convoqués à Vichy votent les pleins pouvoirs au tandem Pétain-Laval. Sur les sept d’Eure-et-Loir, quatre participent à l’exécution de la « Gueuse » : Jean Valadier, vice-président du Sénat, et les députés Jean Deschanel, Raymond Bérenger et Jules Mitton. Les sénateurs Jacques Gautron et Raymond Gilbert plus le député Henri Triballet ne participent pas au scrutin.
Jean Moulin se retrouve préfet de l’État français. Toujours pas de velléités de démission de sa part. Pourtant, le système répressif du nouveau régime autoritaire, raciste, antisémite, sans assemblée nationale représentative et sans élection, se met rapidement en place. Et le préfet d’Eure-et-Loir est chargé de le faire appliquer. Florilège :
- 12 juillet 1940 (Journal Officiel du 13 juillet), une loi relative à la composition des cabinets ministériels stipule que ne peuvent en faire partie que les personnes nées de parents français.
- 16 juillet (JO du 17 juillet), une loi organise la procédure de déchéance de la qualité de Français.
- 17 juillet (JO du 18 juillet), une loi réserve l’accès aux emplois dans les administrations publiques aux citoyens possédant « la nationalité française à titre originaire, comme étant né[s]d’un père français ».
- 22 juillet (JO du 23 juillet), une loi institue une commission chargée de réviser toutes les naturalisations accordées depuis la loi - très libérale - du 10 août 1927, et de retirer rétroactivement - en violation du droit républicain - la nationalité française à tous les naturalisés jugés indésirables.
- 23 juillet (JO du 24 juillet), une loi prévoit de déchoir de leur nationalité les Français ayant quitté le pays sans ordre de mission.
- 13 août (JO du 14 août), une loi interdit les associations secrètes. Elle est concrétisée par un décret du 19 août (JO du 20 août) qui constate la nullité des associations dites « La Grande Loge de France » et « Le Grand Orient de France ».
- 16 août (JO du 19 août), une loi limite l'accès aux professions médicales (médecin, chirurgien-dentiste et pharmacien) aux citoyens possédant « la nationalité française à titre originaire, comme étant né[s]d’un père français ».
- 27 août (JO du 30 août), est abrogé le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939, qui interdisait les insultes raciales dans la presse, notamment la propagande antisémite, et qui prévoyait des peines pour la « diffamation et l’injure envers un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou à une religion déterminée, lorsqu’elle a pour but d’inciter à la haine entre citoyens ou habitants ».
- 3 septembre (JO du 4 septembre), une loi abroge la loi du 7 juillet 1904 qui avait retiré aux congrégations religieuses le droit d’enseigner.
- 10 septembre (JO du 11 septembre), une loi réglemente l’accès au barreau : seuls les avocats « possédant la nationalité française à titre originaire, comme étant né[s]d’un père français » peuvent y être inscrits.
- 18 septembre (JO du 6 octobre), une loi décide la fermeture des écoles normales primaires (à compter du 1eroctobre 1941).
- 24 septembre (JO du 25 septembre), une loi crée une Cour martiale chargée de juger « les personnes pour crimes et manœuvres commis contre l’unité et la sauvegarde de la patrie ».
- 3 octobre (JO du 18 octobre), une loi consacre l’antijudaïsme d’État du régime de Vichy. Elle institue un statut des juifs qui établit une définition raciale des juifs, plus sévère qu’en Allemagne. Ce statut les exclut de la fonction publique et fixe un numerus clausus pour les professions libérales. Elle interdit aux juifs d’appartenir à une assemblée issue de l’élection.
- 4 octobre (JO du 18 octobre), une loi autorise les préfets à interner les juifs étrangers ou sans patrie dans des camps spéciaux ou à requérir leur assignation à résidence.
- 7 octobre (JO du 8 octobre), une loi supprime le décret Crémieux du 24 octobre 1870 accordant la nationalité française aux juifs d’Algérie. Sauf pour ceux qui se sont distingués par des services rendus au pays, leur statut est désormais identique à celui des indigènes musulmans.
- 12 octobre (JO du 13 octobre) une loi remplace les conseils généraux et les conseils d’arrondissement par des commissions administratives départementales dont les membres sont désignés par le gouvernement. Concrètement, les préfets et sous-préfets héritent de tous les pouvoirs.
(à suivre)
Gérard Leray