Beaucoup de gens, notamment des politiques, des journalistes, des enseignants et des historiens, s’accordent pour qualifier d’acte de résistance le refus héroïque de Jean Moulin de signer le texte infamant que des militaires allemands lui ont présenté le 17 juin 1940. Également sa tentative de suicide entre une et deux heures du matin le 18 juin. Par extension, la Résistance française serait née à ces moments-là, c’est-à-dire avant le célébrissime Appel du général Charles de Gaulle (que d’ailleurs quasiment personne n’a entendu en direct…). Or, ce n’est pas aussi évident que cela.

Le fait de dire NON plusieurs fois, malgré des violences physiques et psychologiques à répétition perpétrées par un pouvoir oppresseur s’apparente effectivement à de la résistance. Droit sacré et inaliénable, si je me réfère à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais, en réalité, le contexte exprime autre chose. Quand on « fait » de l’histoire, il faut toujours la contextualiser, pour mieux s’en imprégner avec justesse, sinon le risque est grand de déformer la réalité des faits.

Précisément, cette réalité est la suivante : les 17 et 18 juin 1940, rien ne peut plus endiguer l’avancée fulgurante des troupes allemandes. Bousculée par les Panzers, harcelée par la Luftwaffe, l’armée française est en pleine débandade, des millions de civils tentent de migrer en direction du sud dans un chaos indescriptible. Quant aux autorités de la république, déliquescentes, complètement dépassées par les événements, elles se sont repliées à Bordeaux. Philippe Pétain vient d’appeler à l’armistice, qui sera signée le 22 à Rethondes. Une sorte de fin du monde.

Et Jean Moulin pendant ce temps à Chartres ? Il reste le seul représentant de l’État à son poste. Tous les autres responsables ont déserté, élus, fonctionnaires civils et militaires. Il est le capitaine d’un navire en perdition, au sens propre comme au sens figuré. Mais pas question de l’abandonner. Le préfet est prêt à mourir à son poste. C’est son noble choix. Son message appelant les habitants de l’Eure-et-Loir à ne pas céder au pessimisme des « panicards », placardé à partir du 11 juin, n’est plus d’actualité.

Moulin, lui-même, ce 17 juin 1940, se rend finalement aux autorités allemandes, en grand habit préfectoral. Il prend acte de la victoire ennemie, incontestable, et s’affirme légaliste jusqu’au bout des ongles. L’heure n’est plus à la résistance. Ou pas encore. À cette date tragique de l’histoire de notre pays, il fait sienne la phrase « Tout est perdu fors l’honneur » attribuée à François 1er après sa défaite à Pavie (1525).

Ainsi donc, plus que l’acte de résistance de ce parangon de courage qu’est Jean Moulin, retenons davantage son acte d’honneur sacrificiel admirable, et mettons-le en opposition avec la lâcheté de ses contemporains. Comme je regrette que les actuelles commémorations n’éclairent pas cet antagonisme fondamental ! Peur de mettre les projecteurs sur les comportements peu glorieux des édiles euréliens de l’époque ? Un sentiment de honte par procuration peut-être…

Reste à interpréter la tentative de suicide de Jean Moulin par égorgement. Dans un récent ouvrage, intitulé Le Centre-Val de Loire dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale (éditions Sutton, 2022), Cédric Delaunay, professeur d’histoire au lycée Descartes à Tours, défend une thèse originale : Moulin se serait inspiré d’une pratique maçonnique. Mon collègue concède prudemment que l’appartenance de Jean Moulin à la franc-maçonnerie n’a pas été prouvée. J’en témoigne sur la base de mes propres investigations.

Ceci dit, il se lance : « [L’adhésion de Jean Moulin] au parti radical, dont les caciques - surtout les Jeunes Turcs - étaient pour la plupart initiés, l’a sûrement conduit à connaître les rites maçonniques, notamment le signe d’ordre et le signe pénal. Le premier s’exécute en étant debout pieds en équerre, le bras gauche positionné le long du corps tandis que la main droite est portée au cou. Elle sépare le bas du corps, symbole des passions, du haut du corps, symbole de l’esprit. Le second signe consiste à faire mine de se trancher la gorge, il est là pour rappeler l’investissement au sein de la maçonnerie et de la loyauté envers ses coreligionnaires. Jean Moulin craignant de céder sous les coups de ses tortionnaires, a ainsi voulu mettre fin à ses jours pour ne pas trahir l’honneur du fidèle serviteur de la République française qu’il n’a cessé d’être. »

Autant dire que je souscris seulement à la dernière phrase reproduite.

(à suivre)

Gérard Leray