Le 17 juin 1940, à six heures du matin, les dernières troupes françaises traversent Chartres en direction du sud, sans y fixer la moindre unité combattante. Une heure plus tard, des motocyclistes et automitrailleuses allemands atteignent la préfecture, suivis par la voiture du général Koch-Epach, commandant la 8ᵉdivision d’infanterie. Jean Moulin se tient dans la cour en retrait de la grille. Il demande à être fait prisonnier dans l’enceinte de sa résidence. L’Allemand pressé ne daigne pas lui accorder cette faveur et poursuit sa progression.

Ce n’est que vers huit heures quarante-cinq que Koch-Epach, revenu en arrière, retrouve Moulin sur le perron de la préfecture, cette fois entouré de Pierre Besnard, conseiller municipal, et de Léon Lejards, vicaire général de l'évêque Raoul Harscouët. Une liste de dix otages civils est immédiatement dressée afin de dissuader toute velléité de résistance contre l’occupant.

À midi trente, le nouveau président du Conseil Philippe Pétain prononce son fameux discours radiophonique : « Il faut cesser le combat ». Il précise qu’il a contacté « l’adversaire » pour conclure un armistice. Jean Moulin ne l’a probablement pas entendu, pas plus que celui qui sera lancé depuis Londres le lendemain soir par un général « félon » quasiment inconnu...

La suite appartient au mythe du personnage, qu’il est fondamental de se remémorer. Vers dix-huit heures ce 17 juin, Moulin est invité par deux officiers de la Wehrmacht à les suivre hors de la préfecture jusqu’à un hôtel particulier réquisitionné avenue Gabriel-Maunoury, à proximité de l’Hôtel-Dieu. Sur place, on exige de lui qu’il signe un document établissant que des soldats français, en l’occurrence des tirailleurs sénégalais, ont violé, massacré, mutilé des civils, dont une majorité de femmes et d’enfants, dans une localité située à quelques kilomètres de Chartres, au lieu-dit La Taye. Le préfet refuse, arguant qu’il n’a pas les preuves de cette ignominie. De fait, en réalité, les victimes se trouvaient à bord d’un train bondé de familles en exode, bombardé le 14 juin en début d’après-midi par la Luftwaffe en gare de La Taye, sur la commune de Saint-Georges-sur-Eure (voir notre billet précédent).

Pourquoi les Allemands inventent-ils cette histoire d’atrocités commises par des troupes coloniales françaises ? D’après une étude minutieusement menée par l’excellent historien mainvillois Jean-Jacques François (décédé en 2013), le drame se serait ainsi déroulé : une rumeur largement propagée outre-Rhin depuis la Première Guerre mondiale accréditerait la thèse selon laquelle les combattants africains se livreraient communément, en vertu de rites immémoriaux, à des actes de barbarie sur leurs ennemis, vivants et morts : éventrations, décapitations, mutilations des parties génitales, du nez, des oreilles...

Or, la veille, le 16 juin, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Chartres, entre Maintenon et Chartainvilliers, des combats violents ont opposé l'avant-garde allemande à des soldats d'Afrique du 26ᵉrégiment de tirailleurs sénégalais. Vers vingt heures, en bordure de la route, des éclaireurs allemands découvrent le corps d’un des leurs, le lieutenant Joseph Pawlitta. Leur rapport mentionne qu’il a « le ventre ouvert et les yeux crevés », en contradiction avec un autre, de témoins directs celui-là, qui indique que le corps de leur camarade a été déchiqueté par des balles de fusils mitrailleurs. Un peu plus tard, le 17 juin, vers une heure du matin, à Saint-Aubin-des-Bois, à huit kilomètres au nord-ouest de Chartres, un cycliste allemand serait mort d’un « coup de coupe-coupe en travers de la tête » lors d’un accrochage au corps-à-corps avec un détachement du 3ᵉbataillon du 26ᵉ RTS. À l’évidence, conclut Jean-Jacques François, quand il apprend ces faits de guerre non vérifiés, le commandement de la 8ᵉdivision d’infanterie de la Wehrmacht ne pense qu’à se venger. D’où la manipulation grossière de la cause du décès des victimes de La Taye.

Jean Moulin est insulté, bousculé, frappé. Il plie mais ne rompt pas. Ses tortionnaires l’emmènent à La Taye et le séquestrent à l’intérieur du cabanon où ont été entassés les cadavres des civils prétendument martyrisés par les tirailleurs sénégalais. Il résiste encore. Dans la soirée, reconduit à Chartres, on l’enferme dans une pièce de la conciergerie de l’Hôtel-Dieu, en compagnie d’un prisonnier africain. Après une heure du matin, le 18 juin, Moulin tente de se suicider, en se tranchant la gorge avec un morceau de verre. Vers cinq heures, l’alarme est donnée. Moulin a perdu beaucoup de sang, mais la blessure n’est pas gravissime et l’hémorragie s’est heureusement résorbée.

Pansé sommairement par un médecin militaire allemand, avant d’être pris en charge par un chirurgien français de l’hôpital, le docteur Jacques Foubert (1892-1978), il est ramené en milieu de matinée dans sa préfecture, plus précisément dans la loge du concierge où il passe les quatre jours suivants alité, soigné et nourri de lait concentré à la petite cuillère par une religieuse, sœur Aimée de Saint Jean Gesbert.

(à suivre)

Gérard Leray