Jean Moulin préfet d’Eure-et-Loir atypique ? L’évidence saute aux yeux une fois qu’on a réussi à dépasser le personnage officiel et à entrer dans son intimité.

Primo, le premier représentant de l’État dans le département se distingue par sa jeunesse : le 21 février 1939, jour de son installation à Chartres, il n’a pas encore quarante ans. À soixante-neuf ans, Maurice Viollette, président du conseil général, pourrait facilement être son père (à défaut, en vieux briscard patenté de la politique nationale et locale, il assume le rôle de porte-flingue de son protégé). Et un seul des sept parlementaires euréliens est moins âgé que lui, le député Jean Deschanel, né en 1904, fils de feu Paul, l’ancien président de la république, mais tellement insipide à la différence de son paternel qu’il paraît prématurément vieilli.

Secundo, Jean Moulin, en dandy mondain forgé aux soirées parisiennes, veille à son maintien de presque jeune premier. Son statut de célibataire et sa réputation de séducteur ne laissent personne insensible, sans pour autant faire trop jaser, même quand il invite des amies dans sa résidence préfectorale de l’hôtel de Ligneris.

Tertio, le préfet joue de son aisance relationnelle avec les élus. Il sait être en même temps onctueux et ferme. En particulier, il ne cultive pas l’affrontement avec les notables de droite, ce qui ne manque pas d’en dérouter certains, tels Raymond Gilbert et Jean Valadier, respectivement sénateurs-maires de Chartres et Brou, dont l’animosité est pourtant vive à l’égard du gouvernement que Moulin représente. Devant tant d’amabilité, ils en sont réduits au silence en attendant leur heure.

Quarto, le préfet Moulin impressionne par son érudition en matière de peinture. Une passion qu’il assouvit volontiers en s’échappant souvent vers Paris, les week-ends, pour fréquenter ses milieux artistiques. Depuis 1934, il loue un studio au 26 rue des Plantes, au septième et dernier étage d'un immeuble neuf, dans le 14ème arrondissement. Au milieu des peintres. Lui-même possède un joli coup de crayon, vivace depuis l’enfance.

Quinto, Jean Moulin est un homme tourmenté, en témoignent sur deux décennies nombre de ses dessins et croquis, souvent en noir et blanc, où les représentations guerrières morbides reviennent comme une obsession. Bien que mobilisé au printemps 1918, Moulin a échappé au front et au grand massacre. De très peu. Sans doute s’identifie-t-il à cette génération déchiquetée, traumatisée, tantôt dépressive, tantôt révoltée. Sans doute également sent-il venir à l’horizon la nouvelle apocalypse.

Sexto, Moulin a une force de travail remarquable. J’en ai étudié et connu des préfets du 28 capables seulement d’accomplir des missions de représentation, et préférant déléguer l’essentiel de leurs attributions aux membres du cabinet, aux chefs de service ou aux cadres des services déconcentrés. Jean Moulin est l’antithèse de ces préfets-là. Il est omniprésent et ne compte pas ses heures. Il maîtrise les dossiers à force de concertations et de notes de synthèse commandées à ses fonctionnaires subalternes. Jusqu’au dernier jour, c’est-à-dire le 15 novembre 1940 au soir, il tient solidement la barre du navire Eure-et-Loir cabossé.

Septimo, le préfet Moulin est un chef d’équipe exceptionnel, capable de transcender son entourage professionnel. S’il ne fait pas l’unanimité - plusieurs petites mains des services préfectoraux de l’époque m’ont confié qu’il était distant avec elles, pas très sympathique ou bienveillant -, d’autres, en revanche, admirent son sens des responsabilités et de l’État. Trois noms méritent absolument d’être cités : Françoise Thépault-Letort (1921-1987), sa secrétaire-dactylographe attitrée, assurément amoureuse de son patron ; Jean Decote (1882-1948), son chef de cabinet dans la tourmente, la mémoire de l’institution préfectorale eurélienne de l’entre-deux-guerres, son éminence grise, devenu son ami à force de complicité intellectuelle ; Charles Porte (1906-1982), le commissaire de police de Chartres entre 1939 et 1943, autre méridional, version fort en gueule, qui se serait fait tuer pour lui si... Ne pas les associer à l’hommage rendu à Jean Moulin, c’est amputer l’histoire et la mémoire du Grand Homme.

(à suivre)

Illustration : La Pastorale de Conlie, l'une des eaux-fortes de la série Amor, réalisée vers 1933 par Jean Moulin (mention actualisée le 6 avril 2023).

Gérard Leray