La décision de Vichy de révoquer Jean Moulin de son poste de préfet d’Eure-et-Loir est prise avant la mi-octobre 1940. Le rond-de-cuir qui enclenche la procédure de limogeage s’appelle Jean-Pierre Ingrand, bras droit du général de La Laurencie, sous la pression du ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton, qui réclame des têtes.

Comme déjà écrit, il n’est pas reproché à Moulin une quelconque insubordination, mais ses attaches persistantes avec le « régime ancien ». Prévenues largement en amont, les autorités allemandes d’occupation s’inquiètent, d’autant que Jean Decote, qui fait office de secrétaire général intérimaire, a atteint la limite d’âge. Ebmeier, le chef de corps de la Feldkommandantur 751 à Chartres en remet une couche le 24 octobre : « Le rappel simultané des deux hommes serait préjudiciable au fonctionnement normal de la préfecture. (…) Moulin est un fonctionnaire administratif avisé, d’une intelligence supérieure, supérieurement instruit, avec un bon jugement et une forte conscience de sa responsabilité. » Et de proposer qu’il demeure en fonction encore trois mois le temps que le nouveau secrétaire général soit mis au courant des affaires. Un compromis est trouvé : Decote restera un peu plus longtemps que prévu pour assister Charles Donati, le remplaçant de Moulin, et pour tuiler le futur numéro 2 préfectoral, le sous-préfet Liard.

Jean Moulin est effectivement révoqué le 2 novembre 1940 par le maréchal Pétain, mais n’apprend la nouvelle qu’un ou deux jours plus tard de la bouche du Feldkommandant Ebmeier. Pour autant, Moulin ne se met pas en roue libre. Il continue de travailler d’arrache-pied, pour ne rien laisser en suspens à son successeur. Le 7 novembre, il nomme son ami le commissaire de police Charles Porte, chef départemental du contrôle économique aux fins de lutter contre la marché noir. Le 9, il envoie les fameuses listes de juifs à Ebmeier…

Arrivent les hommages officiels, celui d’Ebmeier, évidemment, ceux également des « autorités » politiques et morales du département dans une déferlante d’hypocrisie presque risible. Les périodiques pétainistes La Dépêche d’Eure-et-Loir (dont l’un des actionnaires principaux est Raymond Gilbert, sénateur-maire de Chartres), La Vérité d’Eure-et-Loir (l’organe de l’Évêché) et Le Patriote de Châteaudun expriment leur grande émotion de voir partir un haut-fonctionnaire tellement compétent et courageux…

À propos du Patriote, ce journal est la propriété de Jean Valadier, sénateur-maire de Brou. Or, dans le dossier de carrière de Jean Moulin (AN F/1bI/816) conservé aux  Archives nationales, figure un courrier mentionnant une dénonciation commise par ce même Valadier adressée au cabinet de Pierre Laval, datée du 29 octobre 1940 : « Valadier, vice-président du Sénat, sénateur d’Eure-et-Loir, m’a indiqué que le préfet d’Eure-et-Loir, M. Moulin, ancien chef de cabinet de Pierre Cot, s’il s’est bien conduit au moment de l’arrivée des Allemands, n’en continue pas moins à faire une politique Front populaire dans le département. » Aujourd’hui encore, la ville de Brou possède une rue portant le nom du Grand Homme, Jean Valadier…

Le 15 novembre, Maurice Viollette et plusieurs conseillers généraux convient Jean Moulin à un repas d’adieux dans un bistrot à Châteauneuf-en-Thymerais. L’après-midi, retour à Chartres. Jean Decote, dans la cour d’honneur de la préfecture, en présence de tous les personnels, prononce avec ses tripes le discours du départ. Jean Moulin se retire quelques minutes dans son bureau pour rédiger un courrier aux maires d’Eure-et-Loir. Puis, il se rend à pied à la gare. Direction Paris. La nuit est tombée. Il emporte avec lui une vraie fausse carte d’identité au nom de Joseph Mercier, fabriquée par ses deux complices Porte et Decote. Il ne reviendra plus jamais.

Fin

Gérard Leray

La rédaction des dix billets intitulés "Jean Moulin et l'Eure-et-Loir" a une source principale :
Gérard Leray, Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres, EM éditions, 2020.