Deux paysans d'Eure-et-Loir ont accepté de répondre aux questions de Cactus, de parler de leur métier, de formuler des attentes. A la fois engagés dans leur mission et observateurs attentifs des périls actuels.
1. Présentez-nous votre ferme...
Gervais : c’est une exploitation familiale, proche de Bonneval : avec ma femme, notre fils, un salarié. 70 hectares, cultivés en bio. Nous transformons le blé en pain, le tournesol, le soja en huile. Nous produisons aussi des légumes secs et élevons des volailles. Agriculteur, paysan : les deux mots me conviennent. Le mot « exploitation » me plaît moins.
Maximilien : j’ai 40 ans ; nous vivons, avec ma femme, au Gorget. Nos terres, 140 hectares, plus 50 hectares précaires loués à Chartres Métropole (et menacées par le projet d’autoroute), sont des sols hétérogènes, de qualité moyenne : caillouteux sur les coteaux, fertile en plaine. Je cultive du blé en conventionnel, que je transforme en farine. Impossible de vivre des céréales pures, en raison d’années aléatoires ; depuis 2005, nous diversifions : orge, sarrasin, lentilles, pois chiches, quinoa. Vente à la ferme. J’ai été agréé HVE (Haute valeur environnemenal). J’ai abandonné ce label discutable. Culture raisonnée ? Si l’on veut, mais le mot est galvaudé ; je regarde mes clients en face.
2. Êtes-vous adhérent à un syndicat ? Comment l’avez-vous choisi ?
Gervais : à la Confédération Paysanne. Mais je n’ai pas le temps de militer.
Maximilien : j’ai été président de la Coordination Rurale ; j’ai laissé tomber ; l’État ne nous écoute pas. Je reste simple adhérent. J’ai manifesté sans bannière ; on fédère beaucoup plus ainsi. Aujourd’hui, le plus grand syndicat, c’est l’abstention.
3. Pensez-vous, comme on l’entend, qu’il faut « nourrir le monde » ?
Gervais : la tâche du paysan, c’est de fournir aux besoins de la population ; c’est une vocation. Tout le monde n’a pas de jardin ; ce n’est pas une majorité qui peut cultiver. Mais il faut faire attention aux déséquilibres avec les importations à très bas coût ; cela arrive en France, et on fait la même chose ailleurs.
Maximilien : tous les accords de libre-échange tuent notre agriculture : soja du Brésil contre nos propres protéines. De même, l’agriculture vivrière d’Afrique est touchée : amener de la camelote à bas prix,cela casse le potentiel des cultivateurs et éleveurs. C’est une déstabilisation mondiale. Le gros problème est celui des cours mondiaux des matières premières ; ce que l’on achète a augmenté de 30 %. Les médias parlent des normes : d’où sortent-elles ? Elles nous imposent beaucoup de boulot et d’énergie. Les aides de la PAC ont été divisées par deux en dix ans. Nos parents recevaient un montant à l’hectare beaucoup plus élevé avec moins de contraintes.
4. Dans quelle mesure êtes-vous un paysan heureux ? Quelles sont vos difficultés ?
Gervais : c’est compliqué. Il faut que les clients soient contents de ce qu’on leur vend. Nous avons des difficultés pour produire : le climat, les attaques de pigeons dans les semis de tournesols, des maladies dues à la pluie, des contraintes administratives, notamment sur les volailles (c’est ma femme qui s’en occupe) ; nous finissons par être rodés et habitués.
Maximilien : heureux ? très moyennement. La baisse des prix, c’est compliqué. L’administration, c’est une torture psychique. Les agriculteurs vivent avec la peur, à ne pas dormir, dans la crainte des contrôles. Un paysan s’est suicidé après un contrôle (on a appris qu’il avait été averti d’une amende de 600 000 euros et de quinze ans de prison). Les agriculteurs essaient d’être solidaires face à ces contrôles.
5. Êtes-vous inquiet au sujet des ressources en eau, de la faune, de la flore ?
Gervais : le syndicat des irrigants gère correctement la nappe, avec des autorisations locales ; il y a des quotas en fonction de la qualité des terres. Chacun se débrouille avec ce qu’il a, c’est plutôt équitable. Pour la biodiversité, on voit se développer des espèces telles que les pigeons, les corbeaux. Les oiseaux emblématiques, perdrix grises, alouettes, ont disparu. Il y a une petite faune peu visible, qui vit dans les taillis, que nous essayons de préserver. Les haies (nous en avons planté, voici plus de vingt ans), les bandes d’arbres (en agro-foresterie légère) sont des zones de nidification. Quand on travaille dans les champs, c’est important d’avoir cet environnement.
Maximilien : cet hiver, les nappes se sont rechargées. De toute façon, on bosse avec le climat. Mais, avec les années sèches qui se succèdent, il faudra mettre en place des mesures. Des efforts sont faits pour réduire les nitrates. Il faut du temps.
Les perdreaux gris ont disparu, malgré les programmes de lâchers. Les sangliers prolifèrent et font des dégâts.
6. Quel devrait être le rôle de l’Europe ? Et celui du ministère français de l’Agriculture ?
Gervais : c’est difficile d’établir des politiques communes pour des populations hétéroclites, de prendre des mesures qui plaisent à tout le monde. Dès l’installation, on comprend que les décisions favorisent l’agro-industrie. L’Europe tient compte de la diversité, mais les aides sont versées en fonction du nombre d’hectares ; il n’y a pas de plafond, ni de prise en compte du nombre de personnes travaillant sur la ferme. Le problème, ce sont les lobbies des grosses exploitations, qui sont des entreprises.
Maximilien : le ministère français a-t-il encore un pouvoir ? L’Europe doit faire respecter des normes sur les matières premières, et les mêmes critères sur ce que l’on importe (comme pour les voitures, qui ont toutes des phares et des clignotants). L’augmentation des prix de l’énergie dans les traités internationaux acte le sacrifice de l’agriculture. Il y a un risque de perte de souveraineté alimentaire.
7. Qu’attendez-vous des consommateurs ?
Gervais : on aimerait qu’ils soient mieux guidés par les médias : la publicité est faite pour faire consommer des produits transformés, en faveur des grandes surfaces, qui pratiquent des prix bas. Le consommateur est d’abord influencé, c’est un conditionnement. Ils ne sont pas une majorité à aller vers le producteur, sauf pendant le Covid ; c’était un changement, mais qui n’a pas duré. Il y a la question du pouvoir d’achat, mais les gens se laissent avoir.
Maximilien : je ne leur jette pas la pierre. Il faudrait une répartition des marges sur les produits transformés. Ainsi, une tonne d’oignons payée 60 euros se trouve revendue en magasin entre 2 000 et 2 500 euros. Le consommateur paie, sans que le paysan soit correctement rémunéré.
8. Et des responsables politiques locaux ?
Gervais : déjà, un travail de communication, d’incitation en faveur des marchés. On attend qu’ils nous facilitent la tâche : de meilleures conditions pour la vente directe. Par mauvais temps, les clients viennent moins ; à Bonneval, par exemple, on est en plein vent. Les magasins de producteurs, cela ne marche pas toujours - on a essayé.
Maximilien : rien !
9. Aimez-vous la Beauce ? Peut-elle changer de modèle ?
Gervais : oui. Il y a de beaux ciels, les rivières. Et en plaine, se déplacer est plus facile (parole de cycliste qui affronte parfois les monts ! NDLR). Le changement de modèle est possible, mais compliqué au niveau économique ; il faut de la bonne volonté, mais c’est dangereux. La Conf’ (Confédération paysanne, NDLR) n’a qu’un seul élu à la Chambre d’Agriculture. La FDSEA est très largement majoritaire. On n’a pas tellement d’atomes crochus.
Maximilien : oui, j’y suis né. On voit loin... Le changement passera par une politique nationale ou européenne, qui mettra fin à ce dérèglement du marché.
10. Vos enfants vous succéderont-ils ?
Gervais : mon fils, 25 ans, qui a fait des études de micro-biologie, est intéressé. Il a toujours baigné dans notre activité.
Maximilien : il est tôt pour en parler (ils ont respectivement 5 et 3 ans). Mais c’est mon côté optimiste, d’ici vingt ans, la nation reprendra les choses en main. L’alimentaire est un domaine essentiel. Pour le récent conflit, ce qui a été obtenu, c’est rien. Pas de victoire. Il y aura des gens amers. Par ailleurs, des agriculteurs d'Eure-et-Loir restent mobilisés contre le projet d’autoroute A 154.
Interviews réalisées par Chantal Vinet.