1. Philippe Lipchitz, vous êtes un écrivain et acteur culturel réputé en région Centre-Val de Loire. Pouvez-vous résumer votre parcours professionnel ?
Au commencement, club théâtre de lycée de banlieue et conservatoire. Bac en poche, études théâtrales à Censier Paris III (maîtrise, s’il vous plaît). Quelques tentatives parisiennes, et puis le grand départ vers le Far West auquel j’étais attaché sentimentalement. Depuis ma plus petite enfance, j’ai vécu écartelé entre région parisienne et Beauce. Et donc, depuis 1980 (ça commence à faire un bail), le SUB’THEATRE, que je co-anime avec Dominique Chanfrau, s’est attaché à redonner souffle à une décentralisation qui n’avait jamais eu vraiment droit de cité en Eure-et-Loir. Des aventures, des propositions. Quelle culture ? Comment la Culture ? Quels spectacles ? Où ? Quelles actions de médiation ? Je crois que nous avons beaucoup essayé, j’en suis très fier, même si la reconnaissance n’a pas été toujours au rendez-vous.
2. Vous êtes également le descendant d'une famille juive originaire d'Europe centrale. Quelle a été sa destinée ?
Mes grands-parents sont arrivés en France après la Première Guerre mondiale. Mon père est né dans la ville juive de Lodz dans l’empire tsariste, puisque la Pologne n’existait pas en tant qu’État à cette époque. Cet empire tsariste dont Poutine se fait volontiers l’héritier. Staline avant lui… Ils n’étaient pas religieux et avaient choisi de venir en France, ce pays qui avait le premier octroyé la citoyenneté aux juifs. Malgré l’affaire Dreyfus, même si Drumont, dans sa France juive, théorisait l’antisémitisme moderne, dont on connaît les conséquences. Ils ont vécu l’Occupation (au temps où la France n’était pas dans une unanimité touchante l’adoratrice des juifs...) dans la peur d’être arrêtés et déportés du jour au lendemain. Parce que nés juifs. Ils en ont été quittes de la peur. Ce qui n’a pas été le cas de ceux de la famille restés fidèle au judaïsme et qui l’ont, hélas, souvent payé de leur vie (parfois dénoncés par des Français qui ne communiaient pas encore dans un unanime amour des juifs).
3. Que vous inspire le regain d'antisémitisme de ces derniers temps en France ? Comment combattre ce cancer ?
Je dois dire que je me sens un peu désemparé. L’antisémitisme c’est comme le chiendent, on croit s’en être débarrassé et il revient toujours. Aujourd’hui, dans la campagne des législatives, j’entends des gens reprocher au Front populaire son antisémitisme, alors que ce sont sans doute les mêmes qui refusent de se faire payer leur verre au café du commerce en s'exclamant : « Tu me prends pour un juif ou quoi ? ». J’ai écrit juif pour ne pas écrire "youpin", "youtre", "circoncis", etc. Quand dans une telle situation, on entendra simplement : « Non merci, j’ai quand même de quoi m’offrir un verre », peut-être pourra-t-on dire que l’antisémitisme est éradiqué. Mais quand ? Parce qu’il rampe au quotidien. Parce que les ultras, soutiens inconditionnels de Netanyahu, entretiennent les braises d’un feu jamais éteint.
4. A titre personnel, comment ressentez-vous les abominations qui se déroulent en Israël et à Gaza depuis octobre 2023 ?
C'est la tragédie des deux extrémismes qui se nourrissent l’un l’autre. C’est une chance pour les terroristes du Hamas d’avoir Netanyahu en face d'eux, comme c’est une chance pour Netanyahu de les avoir en face de lui. Et ce sont les deux peuples qui se retrouvent dramatiquement unis dans cette spirale infernale et criminelle. Il y a une très belle pièce d’un auteur d’Allemagne de l’Est sur Horace, une reprise de la légende et de la pièce de Corneille. Comment célébrer Horace sauveur de Rome et condamner Horace assassin de sa sœur, jamais l’un sans l’autre ? Jamais évoquer le sauveur sans évoquer l’assassin. Et réciproquement. Pas de condamnation de la folie criminelle à Gaza sans condamnation du Hamas terroriste auteur du massacre du 7 octobre. Et réciproquement. Les deux ensemble. L’un séparé de l’autre, c’est ouvrir la voie à tous les malentendus. Pareillement : droit à l’existence d’un État palestinien et garanties pour l’existence dans la paix de l’État hébreu. Pas l’un sans l’autre.
5. Serge Klarsfeld, qui a consacré sa vie à traquer les nazis en fuite, a récemment déclaré qu'à choisir entre LFI et le RN, il préfèrerait voter pour ce dernier. Qu'en pensez-vous ?
D’abord, de la sidération. Ensuite, une grande tristesse de voir un homme qui a consacré sa vie à panser les plaies d’un peuple martyr se laisser manipuler par une classe politique et une presse jouant avec le feu. Chaque fois que l’on diabolise le Front populaire, on dédiabolise le Rassemblement national, l’héritier d’un parti dont parrain et marraine furent Vichy et l’Algérie française. Comme il est loin le sursaut de 2002, Chirac face à Le Pen !
6. Vous êtes le compagnon de vie de Dominique Chanfrau, la suppléante de Jean-François Bridet, candidat écologiste au sein du Nouveau Front populaire dans la 1ère circonscription d'Eure-et-Loir. Vous savez que la droite locale accuse ce duo d'être extrémiste, comment vivez-vous ces accusations ? Êtes-vous optimiste ?
J’aimerais m’en tenir à hausser les épaules. Mais non, je vois dans ce jeu de médiocre propagande électorale quelque chose de trop dangereux. Je renvoie naturellement à ce que j’ai pu écrire plus haut. On escamote les vrais débats, sociaux, sociétaux, écologiques.
Et pour ce qui nous occupe, on déculpabilise tout : accepter l’abandon du droit du sol, les restrictions à la double nationalité, autant de mesures que n’auraient pas renié les fondateurs d’un parti qui a glissé de l’antisémitisme viscéral à l’islamophobie, parce qu’au fond l’arabe, le "nègre" se sont substitués au "youpin" (attention, ça n’est pas moi qui joue des amalgames délinquance = immigration = islamisme !). Et attention encore, les mêmes pourraient retrouver leur réflexe d’antan : « Je peux quand même payer mon verre, je suis pas juif ! », tout en continuant à casser du "bougnoule" et du "nègre".
Autrement, je ne suis pas particulièrement pessimiste, il y a des raisons d’espérer. Par exemple, la baudruche macronienne s’est dégonflée. J’attends avec impatience l’entre-deux tours, il faudra bien que les masques tombent. J’espère que certains se ressaisiront, qu'ils comprendront que pour manger avec le diable, il faut une sacrée grande cuillère.
Interview réalisée par Gérard Leray