Nous sommes le vendredi 31 juillet 1914, dans le 2ème arrondissement de Paris, rue Montmartre, au café du Croissant. Il est 21h40. Un groupe d’hommes discute à une table. Jean Jaurès, le leader de la SFIO, pacifiste et fondateur du journal L’Humanité, est entouré de ses amis Dubreuilh, Longuet et Renaudel. Ils parlent de l’inexorable montée des tensions entre les puissances européennes qui menace l’équilibre mondial. Le sujet est sur toutes les lèvres, et chacun redoute le moment où tout éclatera.
Soudain, deux coups de feu claquent. Des cris retentissent dans la rue. Jean Jaurès s’effondre. Sa mort est quasiment instantanée. La nuque ensanglantée du corps inerte git devant l’assemblée choquée de ses proches. Présage funèbre, la tache rouge sur la table et le plancher préfigure l’hécatombe qui commencera dans quelques jours pour s’achever fin 1918. Somme toute, après l’assassinat le 28 juin 1914 du couple princier héritier du trône impérial d’Autriche-Hongrie, celui de Jaurès scelle le destin du continent européen. Plus que l’homme politique de premier plan, c’est un symbole qui meurt et, avec lui, tout espoir de paix française. La dépouille de Jaurès est ramenée chez lui en ambulance. Elle y recevra les hommages de nombreuses personnalités et du gouvernement français.
Depuis l’extérieur, le bras qui s’était glissé à travers la fenêtre ouverte pour commettre le crime se retire vivement. Le tueur est arrêté sans résistance. Raoul Villain, un nationaliste de trente ans, fils d’un greffier de tribunal et d’une malade mentale internée, est aussitôt emmené au commissariat de la rue du Mali. La nouvelle du meurtre se répand comme une traînée de poudre, et le commissariat se retrouve vite encerclé par la foule en colère.
Au moment où Villain sort du poste de police, pour être conduit au dépôt où doit avoir lieu son interrogatoire, la multitude l’insulte et le presse. Il s’en faut de peu qu’il soit lynché. Son audition est menée par MM. Mouton, directeur de la police judiciaire, Lescouve, procureur de la République, et Drioux, juge d’instruction. Sur les motivations de son acte, Raoul Villain explique qu’il a voulu se venger de Jaurès hostile à la loi des trois ans de service militaire. Le visage de l’assassin est calme, serein.
La mort de Jean Jaurès a beau susciter l’émotion, l’événement est rapidement relégué au second plan derrière la crise des empires européens. Comme le démontre une étude du crime faite auprès de la douzaine de journaux d’Eure-et-Loir existant à cette époque*.
Le Progrès et La Dépêche d’Eure-et-Loir consacrent une large place à la mort de Jaurès. En plus d’un article de une, une presque page entière lui est dédiée dans l’édition du Progrès datée du 2 août 1914. Jaurès est présenté dans le journal radical comme un véritable gardien de la paix. L’article comprend plusieurs rubriques qui rapportent les différents acteurs et étapes de la soirée du 31 juillet. La surprise et le choc amenés par la funeste nouvelle se ressentent dans le ton dramatique de l’article. Raoul Villain est voué aux gémonies. Le journal relate également le deuil national. Une vague de tristesse sur le pays submerge le pays, renforcée par la proclamation du gouvernement français placardée sur les murs de Paris. Le texte est signé par le Président du Conseil René Viviani qui appelle la population au calme et rend hommage au « grand orateur qui illustrait la tribune française ». A la suite de la publication, une biographie succincte de Jean Jaurès rappelle aux lecteurs l’action de l’homme.
Le même jour, le concurrent conservateur du Progrès, La Dépêche d’Eure-et-Loir, rend lui aussi un hommage appuyé au leader de la SFIO. Après l’étude des faits et des acteurs, le journal consacre une « Revue de la Presse » qui réunit des articles de journaux couvrant l’ensemble de l’échiquier politique : L’Humanité, Le Gaulois, L’Aurore et L’Action Française, porteurs d’un message identique : l’acte commis par Villain est un crime abominable, et ses conséquences seront terribles pour le pays. Tous s’accordent à reconnaître le rôle prédominant de Jean Jaurès au sein de la vie politique française. Ils en font un martyr de la violence grandissante.
Cependant, l’annonce imminente de l’entrée en guerre de la France prend le dessus sur l’actualité dans les autres journaux d’Eure-et-Loir.
Ainsi dans Le Nogentais comme dans Le Républicain du Perche. Dans ce dernier, peu de lignes sont consacrées au drame, l’information est noyée au milieu des faits divers. Il suffit de lire le titre de l’article suivant pour comprendre que les priorités des journalistes sont désormais ailleurs : « La Guerre Imminente ». S’il ne fait qu’une dizaine de lignes, aucun doute n’est possible sur l’engouement et la ferveur que cette annonce a sur le lecteur : Jaurès est mort, vive la guerre !
Le Journal de Chartres et L’Action Républicaine sont à peine plus prolixes. L’Écho dunois réprouve fermement l’acte de Raoul Villain et rend compte de l’émotion provoquée par la mort du célèbre opposant à la guerre. Le Patriote de Châteaudun se contente de rapporter les faits. Quatre jours après, le 6 août 1914, ces deux derniers journaux évoquent les obsèques du leader socialiste. Dans L’Écho dunois, le lecteur découvre le parcours suivi dans Paris par le cortège funèbre. On apprend dans Le Patriote de Châteaudun la présence de dix mille personnes venues saluer Jaurès une dernière fois, Président du Conseil en tête. Au-dessus de ces lignes, est imprimé le portrait du feu tribun.
L’Avenir social, successeur depuis 1912 de La Croix d’Eure-et-Loir, s’abstient d’écrire un article sur la mort de Jaurès. Une simple photographie montrant son cortège funèbre aux abords de la Chambre des députés figure dans l’édition du 8 août. L’Avenir social étant un journal clérical, la mention des obsèques du leader socialiste est néanmoins un geste remarquable et appréciable.
Au lendemain de la mort de Jean Jaurès, la presse eurélienne réprouve globalement l’acte de Raoul Villain et honore la mémoire du leader socialiste. Pour autant, la lutte du pacifiste contre la menace de guerre cesse avec sa disparition. Et la profusion des articles de propagande qui suivent la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août 1914 étouffe toutes les velléités de modération. La grande boucherie peut débuter.
Jusqu’en mars 1919, date de son procès, Raoul Villain sera incarcéré à la prison de la Santé. Ses défenseurs, Henri Géraud et Alexandre Bourson, sauront influencer le jury populaire qui prononcera l’acquittement de leur client le 19 mars 1919. L’annonce de ce verdict soulèvera évidemment une vague de protestation bien au-delà de la classe ouvrière.
ZL
* Il n’a pas été trouvé trace aux archives départementales d’Eure-et-Loir d’éditions du Travailleur d’Eure-et-Loir, de La Tribune républicaine et du Journal de Nogent relatant la mort de Jean Jaurès.