Le saxophoniste de jazz Daniel Ossig est mort le 8 juin dernier, à l’âge de 82 ans. Alain Roumestand l’avait interviewé en 2017 à son domicile chartrain. Cactus reproduit ci-dessous son article publié à l’époque sur le site Agoravox.
Il a joué avec et pour les meilleurs, Deedee Bridgewater qu’il a rencontrée au Sunset alors qu’elle chantait et qui l’a invité à l’accompagner, Errol Parker, Maxim Saury, Claude Luter, Menphis Slim, Bernard Lubat, Ted Curson, Michel Denis, Jean-Pierre Khondé, Bill Higgins, Dany Spianti, Aldo Romano…
De son père, allemand puis lorrain, qui observait à la jumelle les manœuvres allemandes d’avant-guerre à la frontière, il dit : « mon père m’a interdit de faire des études longues, et aussi le conservatoire supérieur de musique de Paris ». Malgré cela, après des études ordinaires à Chartres puis à Versailles, il est devenu musicien de variété et de jazz : « je suis venu au jazz assez jeune, vers l’âge de 12 ans… Mon seul lien avec la musique, c’est ma grand-mère maternelle qui avait un ami, René Courtade, soliste à l’opéra comique. Il a joué 30 ans le boléro de Ravel ».
Il s’est produit dans de nombreux cabarets parisiens, La Huchette, Le Chat qui pêche, Jazzland, Les Trois Mailletz… Il a étudié l’improvisation avec Emmanuel Rocheman. Il a sorti un disque avec Raymond Fonsèque, du Hot Club de France (fondé par Django Reinhardt et Stéphane Grappelli).
Il a joué à Chartres, Paris, Marseille, Dakar, Saint-Louis du Sénégal, Helsinki, Turku en Finlande, Marciac dont le festival est mondialement connu…
Il a été à la base de nombreuses formations, le quartet Évanescence, le quintet Jazz Swingy Unlimited, Oméga, Extase, Diaspora, After Hours, New World Tour Jazz, Influence.
A 78 ans, il se livre au jeu des questions/réponses avec l’enthousiasme d’un jeune musicien passionné par son art, par ce jazz qu’il aime tant partager avec les plus jeunes. Il nous a donné cet interview, n’ayant pu commencer, pour cause de canicule sévère, une séance de répétition avec son vieil ami et comparse le guitariste Jacques Legoff, 80 ans.
AR : Daniel Ossig, saxophoniste de jazz, a sa définition du jazz ?
DO : Aux origines du jazz, c’est le blues, fondement de la culture musicale afro-américaine, et le gospel. Les Africains, transplantés comme esclaves aux États Unis, ont une tradition musicale sans écriture, basée sur la mémorisation de modèles mélodiques et rythmiques ancestraux, des éléments de leur culture d’origine intégrés à la musique de leur nouvel environnement culturel. Par captation de mémoire des airs entendus et par restitution vocale ou instrumentale. On voit alors la prépondérance du rythme africain (notamment par les tambours) pour jouer la musique des blancs. Ce sont les peuples déracinés qui créent les plus brillantes civilisations.
D’où la naissance d’une liberté d’interpréter les airs à la mode et la liberté d’improviser de nouveaux airs à partir du thème d’origine.
D’où le bouleversement de la hiérarchie des instruments : percussions reines, naissance de la batterie, cuivres et bois sur le devant de la scène.
D’où le fait que chacun peut prendre la parole, créer en direct une nouvelle mélodie, en référence à la progression des accords respectés de la mélodie d’origine.
D’où la naissance d’un répertoire original, d’une écriture musicale jazzistique comme support à une improvisation de plus en plus savante.
AR : L’évolution du jazz est faite de ruptures ?
DO : De tout temps, l’âme et le cœur sont à la base de la chaleur du chant jazziste, spontané, improvisé, corrélativement anticipé par la pensée, et joué dans l’espace temps précis de l’instant vivant et présent. Le jazz est de l’art pictural, mobile et vivant. Les musiciens de jazz d’origine franco-américaine sont allés vers un répertoire original, avec l’apprentissage de la musique au même titre que les blancs, malgré la ségrégation au sud des États Unis. Le jazz aurait pu rester folklorique ou disparaître, absorbé par d’autres musiques. Arrivé dans les bagages des soldats US en Europe, donc en France, le jazz a connu un engouement extraordinaire, repris par des musiciens de variétés et des compositeurs classiques. Charles Trenet et d’autres auteurs compositeurs interprètes (Boris Vian), ont été influencés par les grands musiciens américains qu’ils ont rencontrés, alors que pour les nazis, le jazz était une musique dégénérée et interdite.
AR : Les grands du jazz ont chacun leurs spécificités ?
DO : Louis Armstrong, trompettiste de la Nouvelle Orléans, c’est au-delà de l’improvisation collective, le soliste et l’orchestre.
Duke Ellington, c’est une écriture savante, entouré par des musiciens d’exception qui n’hésitent pas à s’exprimer.
Charlie Parker, qui est au Jazz, Be-Bop, ce que Picasso est à la peinture moderne, et Dizzy Gillepsie, qui ne respirait pas, parfois par les oreilles ! ont lutté, chacun à leur manière contre l’académisme des années 40.
Et avec Miles Davis, John Coltrane, qui est au saxophone hard bop ce que Debussy est au piano, ce sont des traitements rythmiques novateurs et une musique modale.
Thelonious Monk a des thèmes qui sont musicalement des chefs d’œuvre académiques.
AR : Pour Daniel Ossig, c’est quoi le Jazz aujourd’hui ?
DO : Le Jazz, c’est le fils de la musique et de la terre, au démarrage. Et aujourdhui l’artiste jazziste est le mélange de raisons logique, philosophique et humaine, et de pensées mnémotechniques. Le Jazz c’est la musique du plaisir de l’amour. En musique « musiques écrites », l’instrumentiste se met au service de la musique, de la partition exclusivement. En jazz, « musiques improvisées », l’instrumentiste se met au service de la musique, de la partition, et de l’improvisation, avec des compositions spontanées.
AR : Quels conseils Daniel Ossig donne-t-il à ses élèves ? Que dit-il aux jeunes musiciens qu’il cotoie ?
DO : Le saxophone est le dernier instrument musical fabriqué par l’homme et la machine. C’est aussi le sax ténor le plus expressif par sensualité. La musique est un art qui, par excellence, ne tolère pas la médiocrité. La musique, c’est l’art d’organiser les sons, les notes, et le moyen auditif d’exprimer ou de susciter des sentiments, des émotions, des climats, à l’aide de la syntaxe musicale, ceci avec passion et sincérité. Il ne faut pas sous estimer ce qui tend à l’approche de la perfection dans le savoir, la connaissance, le travail et l’expression humaine musicale. Un musicien a une âme, un esprit, un corps, un instrument. L’instrument de musique sert à créer l’art musical. La technique instrumentale est un moyen d’expression de sentiments, de la poésie, c’est aussi le prolongement de la voix humaine.
Pour se servir d’un instrument à vent, il faut savoir souffler, tenir ses doigts très près des tampons, avoir un bon bec, une bonne hanche, un bon sax. Il faut une bonne culture du jazz, du phrasé, de la technique (qui doit servir à l’élaboration du langage culturel composé spontanément), afin de se servir de son instinct, son intuition, et une bonne interprétation de la trame harmonique. Il faut avoir présente à l’esprit la mélodie, afin de savoir où on en est et que l’auditoire suive le déroulement du travail de l’orchestre. Dans les conservatoires et les écoles de jazz, on apprend à étudier les instruments musicaux, la lecture musicale, la technique instrumentale officielle. Mais pas les modes de vie, les cultures, le métier, l’imagination, les techniques personnelles, qui ont fait la valeur de nos prédécesseurs. Il faut sans cesse se démarquer, se mettre en cause et faire ses propres recherches. Étudiants, oubliez les stéréotypes scolaires !
AR : Et le musicien improvise ?
DO : Il faut, grâce à l’improvisation, spontanée, composée, devenir créateur (aussi écouter des disques, étudier des thèmes mélodiques et harmoniques). Plus le métier !
Il faut réfléchir avec l’anticipation nécessaire, à l’évidence éphémère, qui est l’instant précis de la note vécue, sentie, et jouée avec justesse.
L’art de l’improvisation, c’est d’insérer la mélodie et sa trame harmonique dans un kaléidoscope afin de désarticuler le tout et d’en extraire la quintessence musicale. Sans logique on ne peut être dans la forme spontanée. La phrase linéaire qui exprime les émotions ressenties, intérieures, extérieures, est réalisée sur le beat et l’after beat. Cela doit être carré comme on dit, donc en place, sincère, spontané, honnête, avec justesse. L’art de l’improvisation, c’est l’art de capter l’accord, qui se présente à nos oreilles, des notes visibles et de réaliser les notes bleues que nous ressentons intuitivement.
Le musicien doit se soumettre à son art, et ce toute sa vie. Je ne sais pas si c’est la musique qui me domine ou si c’est moi qui domine ma musique, mais c’est fusionnel. Dans la réalisation du thème on voit le musicien, mais c’est dans la partie improvisation que l’on voit l’homme, le JAZZMAN, s’il est intègre, sincère, honnête. Quand on improvise, il faut réfléchir à l’évidence musicale Jazz. Cependant la mélodie du thème et les structures harmoniques doivent être présentes à l’esprit, soit par la mémoire, soit par la mémoire, soit par la partition, l’une n’excluant pas l’autre. Il y a intériorisation et improvisation expressionniste chez moi.
AR : Le musicien de jazz n’est pas un musicien comme les autres ? Il est différent ?
DO : Musiciens, jouez avec votre corps et votre âme, l’esprit et le travail feront le reste. L’essentiel est assurément de jouer les notes vécues, ceci with sensibility, tenderly, sincerity, loving and vitality. Le musicien classique passe le plus clair de son temps à accorder son instrument, c’est pour cela qu’il joue faux (rires). Le musicien de jazz joue juste, ne s’accorde jamais, c’est pour cela qu’il joue juste (rires). C’est à l’artiste d’étudier les esprits, âmes et techniques instrumentales des authentiques créateurs géniaux afin de se donner les moyens d’exprimer de nouveaux langages qui lui permettront d’être un véritable improvisateur et compositeur.
AR : La musique tient la place essentielle dans la vie de Daniel Ossig, mais Daniel Ossig se positionne aussi dans la société comme véritable citoyen et une philosophie de la vie le concerne aussi ?
DO : Il faut, pour garder sa liberté de penser ou de s’exprimer, être neutre vis à vis de toutes les doctrines politiques ou religieuses. La philosophie, c’est la sagesse et l’instant, c’est l’amour, l’amitié. La mort, c’est le seuil d’une survie inconnaissable. J’ai la haine de la guerre et de tout ce qui l’engendre. J’ai la haine des politiques qui alimentent les guerres et qui, comme par hasard, ne les font pas. Drôles de dissidents !!! L’art de la civilisation, c’est d’éviter de faire la guerre, afin de préserver la paix. Les peuples devraient se “rencarder de savoir” s’il faut voter pour des idéaux politiques ou pour des actions tangibles et populaires. Plus de 2,5 milliards d’humains n’ont pas de petit-déjeuner, de gant de toilette, de savon etc et sont sans argent. Il faut une refonte totale et radicale du fonctionnement des économies nationales et la répartition dans la mesure du possible des biens des pays suivant les besoins de chaque citoyen.
La démagogie conduit à la gabegie, à l’anarchie au désastre social, à l’appauvrissement du peuple. Ce qui fait courir le monde, ce n’est pas seulement l’amour, c’est pour beaucoup aussi l’appât du gain, le pouvoir, le nombrilisme, le culte de la personnalité. Il faut espérer une société civilisée, démocratique, juste et culturelle. Actuellement la politique est industrialisée, ainsi que les « culturels artistiques » : SHOW BUSINESS. Et la nécessité de la fortune, c’est l’opium des riches. L’apparence et la beauté des êtres et des choses esthétiques sont éphémères. Mais la beauté intérieure réelle des humains et des arts est éternelle. Là est l’essentiel.
AR : La vie du jeune musicien est loin d’être facile en 2017 ?
DO : Dans la musique il y a les fonctionnaires de la musique qui en connaissent un sacré rayon pour se faire beaucoup d’argent. Malheureusement, l’argent ne fait pas le bonheur des artistes. Il faut, si possibilité il y a, avoir une existence parallèle, et qui permette d’avoir des ressources financières. Car je ne crois pas à la valeur humaine des parents qui cèdent tout à leurs enfants. Il faut travailler manuellement et gagner un salaire. C’est le plus honnête vis-à-vis des autres et de soi-même : afin de raconter sa vie dans sa propre musique. Ainsi vous êtes crédible humainement et musicalement. Pour ma part, j’ai travaillé 19 ans chez Diffusion Atlas.
AR : Et Dieu dans tout ça ?
DO : Jésus n’est pas celui que vous croyez mais celui que je crois. L’être divin, c’est l’ensemble des globules universels contenus dans la force dyonisiaque du créateur et qui est le visible méconnu de l’inconnaissable et des galaxies éternelles. Dieu c’est la force surréelle qui a donné la vie à l’univers et à la nature terrestre. J’ai des convictions incorruptibles face à ceux qui détruisent les notions de pudeur, d’honnêteté, de franchise, de sincérité, de réflexion, de spontanéité. To be or yes to be.
Daniel Ossig a écrit « Réflections ». Le CD qui le caractérise le mieux,”Black Moon 1”(Evanescence jazz project), avec des titres revisités de standards de jazz US, be-bop, cool jazz et swing.