Alors que les médias ont entamé la commémoration du massacre de Charlie dès le week-end des 4 et 5 janvier 2025, on cherche vainement les lieux de rassemblements populaires. Il est loin le déferlement d’une foule sidérée dans les rues françaises, le dimanche 11 janvier 2015 !

Certes, aujourd’hui, on frissonne encore d’horreur à ce cauchemar, mais s’y ajoute un comportement qui s’apparente à de l’autocensure. Certains hésitent à apporter leur soutien plein et entier aux journalistes de Charlie, voire estiment qu’ils portent une responsabilité dans l’assassinat des victimes collatérales. On n’entend pas assez dire que le délit de blasphème n’existe pas dans le droit français. Et que les seuls coupables sont les terroristes.

Les attentats contre Charlie n’ont pas sonné la fin de la terreur, mais le début d’un processus de précaution. Mieux vaut se taire ou ne parler qu’en présence de « personnes sûres » qui ne seront pas susceptibles de déformer nos propos, ou de les diffuser sur les réseaux sociaux.

Anne Loubeau

En ce qui me concerne, celui qui me verra faillir dans l'enseignement des valeurs de la laïcité républicaine n'est pas encore né. En témoigne mon expérience de professeur en fin de carrière au lycée Marcel-Pagnol à Marseille.

Premier cours début septembre 2024 avec une classe de Terminale Spécialité HGGSP (Histoire-Géographie-Géopolitique-SciencesPo). Je pose les bases de mon enseignement : la Connaissance prime sur les Croyances. Le cours est fondé sur l'analyse, l'esprit critique, le DOUTE, moteurs du progrès et de l'humanisme. Tous les sujets, y compris religieux, sont susceptibles d'être abordés. Je pose le RESPECT comme postulat essentiel de nos futures discussions savantes. Je précise que le blasphème n'existe pas, et que le droit à la caricature, picturale ou orale, est un acquis majeur de la liberté d'expression.

Alerte n°1 : en octobre, lors d'un cours sur les origines du judaïsme, pour expliquer les conflits israélo-arabes et palestiniens, j'évoque la fable de Moïse qui ouvre les eaux de la mer rouge, permettant ainsi au peuple hébreu de s'échapper, avant de les faire se refermer sur l'armée poursuivante du pharaon... Ce disant, je remets en cause la faisabilité scientifique de la chose. Frémissements d'indignation dans la salle : plusieurs élèves sont manifestement choqué(e)s que je critique un texte biblique...

Alerte n°2 : en décembre 2024, je prépare mes lycéens de 17-18 ans à l'épreuve du Grand Oral de fin d'année scolaire. Je leur demande de commencer à réfléchir au choix de leurs sujets. Chacun dispose de trois minutes pour une présentation préliminaire. Une fille veut présenter un sujet sur la guerre qui embrase le Liban, le pays de ses ancêtres, Israël versus Hezbollah. Dans la mesure où le programme comprend un thème sur "Guerres et paix" et un autre sur "Histoire et mémoires", je la félicite pour son choix, et lui suggère de donner de la profondeur de champ à son sujet, en le faisant commencer en 1975, année du début de la guerre civile libanaise. Je conclus, avec le plus grand sérieux, que le Liban martyrisé depuis un demi-siècle est un exemple remarquable de "pays abandonné par Dieu". Je m'inspire du titre d'un livre consacré au génocide des juifs : Dieu était en vacances. L'élève en question opine du chef. Elle a parfaitement compris le sens de mon propos. Mais une autre jeune fille s'insurge : "Monsieur, vous n'avez pas le droit de dire cela !" Pour elle, j'ai commis un blasphème, c'est inadmissible. Je ne recule pas. Au contraire, j'argumente au nom de la laïcité.

Je consacre un gros quart d'heure pour réexpliquer la philosophie générale de mon cours. En pure perte ? J'en ai bien l'impression...

Gérard Leray