Je prends le risque de m’exposer à la critique de quelques esprits bornés qui seraient tentés de m’accuser de salir Libération et Résistance en Eure-et-Loir. Au bout de deux décennies passées à étudier le sujet, je veux ici graver quelques vérités incontestables :

1. Il y a presque quatre-vingts ans, la libération du département d’Eure-et-Loir par l’armée américaine a duré une dizaine de jours, entre le 14 et le 24 août 1944. Espérée depuis quatre ans, elle a généré des scènes inédites de liesse et d’hystérie collectives. Elle a également été le théâtre d’une épuration « sauvage » - esprit de vengeance oblige - contre les vrais et prétendus collaborateurs de l’Allemagne. Les autorités résistantes locales et du Gouvernement provisoire de la république française (GPRF) ont mis plusieurs semaines, jusqu’en septembre, pour endiguer la multitude des règlements de compte.

2. A propos de résistance, celle des origines en Eure-et-Loir a été l’œuvre d’une infime minorité de patriotes, isolés et mal structurés : deux ou trois cents au maximum sur un total de 250 000 habitants - soit une proportion d’un pour mille -, à la fin de 1943, à l’époque où l’occupant avait encore le contrôle de notre pays.

3. Cette résistance s’est organisée laborieusement. Trois branches principales doivent être citées : Libération-Nord (gaullistes et socialistes) à partir de 1942, le Front national (FTPF communisants) courant 1943. Un troisième mouvement, l’Organisation civile et militaire (OCM) s’est implanté dans le Drouais à la fin de l’hiver 1943-1944. Les contacts entre ces trois branches ont été quasiment inexistants jusqu’à la fin de l’Occupation. Ajoutons l’existence de rares réseaux d’exfiltration de parachutistes alliés précédemment abattus par la Flak allemande, tel celui du pharmacien Picourt à Chartres.

4. Le premier attentat « d’envergure » a eu lieu à Chartres le 15 mars 1942. Donc tardif. Il visait à détruire par le feu la librairie militaire allemande de la rue du Bois-Merrain. Mal préparé, il a provoqué des dégâts insignifiants. L’enquête confiée au commissaire de police de Chartres Charles Porte a débouché sur l’arrestation de neuf militants communistes, dont quatre ont été fusillés en tant qu’otages le 30 avril 1942 (1).

5. D’octobre 1943 à février 1944, le SD-SIPO (la police de sûreté allemande, improprement appelée Gestapo) de Chartres est parvenu, grâce à des infiltrations, à neutraliser plusieurs groupes FTPF (Maintenon/Hanches/Nogent-le-Roi/Illiers…) auteurs de quelques sabotages ferroviaires mineurs. Environ 150 résistants ont été arrêtés, dont 31 fusillés au Mont-Valérien le 30 mars 1944, et les autres déportés. Au début du printemps 1944, la résistance FTPF était quasiment décapitée. Pendant ce temps, Libération-Nord et l’OCM jouaient la carte de la discrétion, privilégiaient les actions de renseignement et de propagande, fourbissaient leurs armes en attendant le Débarquement.

6. La plupart des réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne, imposé par Vichy à partir de février 1943, ont préféré se cacher dans des fermes isolées plutôt que de rejoindre d’hypothétiques maquis de saboteurs et de harceleurs des troupes allemandes.

7. Les maquis  de Plainville, de Beaumont-les-Autels, de la Ferté-Vidame et de Crucey ont été constitués au moment du débarquement allié en Normandie, ou juste après. Au départ, ils ont compté chacun seulement quelques dizaines de jeunes gens sans armes ni instruction militaire, évidemment incapables de se confronter aux forces allemandes.

8. C’est seulement au moment de la rupture du front de Normandie dans la première semaine d’août 1944, que les maquis, soudainement gonflés par des recrues opportunistes, sont sortis de l’abri des forêts pour harceler l’occupant en déroute. Mais ils ont payé souvent cher leur fougue et leur impréparation.

9. Avec le recul, la nomination de Maurice Clavel, alias Sinclair, intellectuel de vingt-trois ans (au printemps 1944), au rang de chef des Forces françaises de l’intérieur (FFI) en Eure-et-Loir, témoigne d’un amateurisme déconcertant. L’homme - qualifié d’intrépide par les uns, d’inconscient par les autres - s’est illustré aux côtés de sa compagne Silvia Monfort, mais en faisant courir à ses hommes des risques inconsidérés.

10. À la différence de la ville de Nogent-le-Rotrou, l’agglomération chartraine a été libérée (entre le 15 et le 19 août 1944) par les Américains, et non pas - légende tenace - par la résistance locale, constituée en grande majorité de « FFI de la dernière heure », qui aurait été fatalement taillée en pièces par l’ennemi sans les gros moyens déployés par la 3e Armée du général Patton, en blindés et artillerie.

11. Le point commun aux différents groupes de résistants euréliens a été leur participation active à l’épuration sauvage : tonte de femmes, réquisitions abusives de biens et de denrées, séquestrations et exécutions sommaires, notamment à Maintenon, Chartres, Nogent-le-Rotrou, Nogent-le-Phaye, Bonneval, Brezolles, etc.

12. Cette synthèse peu reluisante de la Résistance en Eure-et-Loir ne doit pas occulter d’authentiques parcours héroïques, individuels et collectifs, que l’histoire scientifique a commencé à explorer, patiemment, à l’écart des chapelles idéologiques et en fouillant méthodiquement les très riches fonds d’archives publiques et privées à la disposition des chercheurs. Car chercher s'apprend.

Gérard Leray

(1) Gérard Leray, Charles Porte, le flic de Jean Moulin, éditions Ella, 2015.

Illustration Jonah Wolff