Joffrine Donnadieu publie son deuxième livre. Et le moins que l’on puisse écrire, c’est que cette jeune romancière ne manque pas de talent. Avec Chienne et louve, Joffrine Donnadieu nous offre la belle surprise de la rentrée littéraire. C’est quoi une surprise en littérature ? C’est lorsqu’un livre vous happe corps et âme, lorsque l’écriture vous oblige à ne pas lâcher la moindre ligne, lorsque l’histoire vous apporte du bonheur tout comme les personnages.

Joffrine Donnadieu coche toutes les cases. Et lorsque la passion se rajoute à la joie de lire un bon roman, la réussite est indéniable. Doté d’une écriture vive, attrayante et efficace, Chienne et louve met en scène Romy, 21 ans, qui arrive tout droit de sa province pour conquérir le Cours Florent. Mais sans le sou, il est difficile de suivre des cours de théâtre et de vivre à Paris. Strip-teaseuse à Pigalle, la jeune Romy se heurte à la vie nocturne de la capitale avec ces rencontres interlopes. La drogue, le sexe se consomment sans réel plaisir dans un monde où la solitude est à chaque coin de rue. Le salut de Romy, si on peut l’exprimer de cette façon, arrive du côté d’Odette. Une presque nonagénaire qui accueille l’élève du Cours Forentpour lui tenir compagnie.

Se regardant en chien de faïence, les deux femmes s’apprivoisent tant bien que mal au fil des mois. Au programme de ce ‘‘double je’’, des jeux, des bagarres, des entorses, des fâcheries et réconciliations sans oublier quelques comportements de Romy pas très clean vis à vis de celle qui lui paye ses cours. Mais Odette n’est pas en reste non plus. Elle en demande toujours plus à sa locataire qui tente, tant bien que mal, de répondre à la fois aux exigences d’Odette ainsi qu’à ceux de ses professeurs du Cours Florent. Entre la vraie vie chronophage lui réclamant beaucoup et sa passion pour le théâtre, Romy essaie de circuler dans ce que Régis Jauffret définit comme « une fiction terrible et fabuleuse que les humains se racontent. »

D’une humanité sans faille, Chienne et louve revient sur la difficulté du rapport à l’autre dans un monde qui se déshumanise au même rythme que le changement climatique. Mais toute époque a son lot de difficultés. Néanmoins, comme le dit si bien Louis Jouvet dans son monologue final du filmEntrée des artistes (1938), il faut : « mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art. Comme moi, vous vivrez plusieurs existences passionnantes et compliquées, pathétiques et cocasses. Mais ne l’oubliez pas, c’est quand le rideau se lève que commence votre existence. Il ne tient qu’à vous qu’elle continue le rideau une fois baissé. Pour cela il suffit, après avoir cru en vos personnages, de croire en vous. » Une conclusion que pourrait faire sienne l’héroïne du roman de Joffrine Donnadieu.

Pascal Hébert

Chienne et louve, de Joffrine Donnadieu, éditions Gallimard, 341 pages, 21 euros.

Interview de Joffrine Donnadieu : « J’aime décrire les silences, les non-dits, les tabous, les secrets. »

Romy est une provinciale qui débarque à Paris avec son lot de problèmes. Vous-même êtes une provinciale. Avez-vous mangé de la "vache enragée" à vos débuts ?

Je suis arrivée à Paris à dix-sept ans, tout juste émancipée. Je ne connaissais personne et je ne savais pas me repérer, d’autant plus qu’à l’époque les téléphones portables étaient beaucoup moins performants, il n’y avait pas de GPS ; beaucoup des facilités actuelles étaient alors inconnues. Très vite j’ai dû me créer un réseau d’amis qui sont devenus des familles de substitution. C’est grâce à eux qu’au début, j’ai pu m’en sortir. Romy n’est pas mon double, mais je suppose que ce que j’ai vécu, comme ce que vit Romy est très commun pour une jeune femme qui veut conquérir la capitale. Je crois que l’important en toute circonstance c’est de croire en ses rêves et de ne pas les perdre de vue.

Parlez-nous de Romy. Comment la situez-vous dans une société où tout est plus compliqué lorsque l’on n’est pas aidé financièrement par ses parents ?

Romy fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a. La précarité des jeunes n’est pas une nouveauté et, on l’a vu pendant le confinement, beaucoup ont eu besoin d’aide pour manger, pour se vêtir, et se loger. Paris est une ville où tout coûte cher. Romy survit parce qu’elle a une passion et qu’elle doit réussir coûte que coûte, quitte à y laisser sa peau. Je crois que la question principale c’est celle du choix. Beaucoup de jeunes n’ont pas le choix. Romy a fait le choix d’être libre mais cette liberté à un prix.

Sa passion du théâtre l’élève au-dessus de son âme. Et même si elle n’est pas la plus douée, Romy ne lâche rien. Elle est prête à tous les sacrifices jusqu’à la prostitution pour payer ses cours. Est-ce que la prostitution des jeunes étudiantes est devenue courante ?

Ce n’est pas parce que l’on n’en parle pas que cela n’existe pas. J’aime décrire les silences, les non-dits, les tabous, les secrets. C’est très gênant de penser que des milliers d’étudiantes se prostituent occasionnellement, y compris dans les grandes écoles, pour boucler leurs fins de mois. Il y a eu des films à ce sujet. La pute ne se limite pas à la marcheuse rue Saint Denis ou dans un backroom de la Place Pigalle. On en trouve de tous les milieux sociaux et de tous les âges, y compris chez les mineures. C’est paradoxal de mettre en exergue le hashtag Meetoo quand, dans le même temps, on peut facilement trouver une relation tarifée avec une gamine sur le net. Romy ne lâche rien parce que, dans sa tête, son corps est un moyen pour une fin. C’est un objet marchand. Elle veut jouer des rôles de femmes puissantes et elle se sent être une femme puissante. Elle a le goût du texte, de la langue, du mot, du verbe. C’est ce qui la fait tenir. Tout le reste est accessoire.

« Romy et Odette, c’est l’histoire du crucifix qui rencontre une perruque fuchsia »

Romy revient de loin. Entre les squats, la vie nocturne avec son lot de drogue et de sexe, elle pose ses valises chez Odette. Qui est ce personnage ?

C’est une vieille grenouille de bénitier de quatre-vingt-neuf ans. En échange d’un loyer modeste et d’un peu de compagnie, elle héberge Romy dans une chambre au bout d’un couloir sombre et étroit d’un appartement haussmannien. On a tous une Odette dans sa famille. Elle est la représentation d’une génération qui a été élevée dans la guerre et qui sait reconnaître la guerre quand elle la voit. Elle voit chez Romy la guerre qui la ronge ; cette louve meurtrie par son passé et qui n’a d’autre choix que d’avancer. Ensemble elles vont cohabiter et jouer à des jeux de fillettes de neuf ans et se déguiser. Elles créent leur monde et s’échappent du réel : l’une ne veut pas aller en maison de retraite, l’autre ne veut pas retourner sur le trottoir. Elles s’aident à vivre et créent un équilibre subtil, parfois chancelant, mais essentiel pour toutes les deux.

Romy et Odette forment un duo improbable. Malgré la différence d’âge, ces deux là se comprennent. Et malgré les vacheries, il y a une sorte de tendresse entre elles. Comment voyez-vous leur relation ?

Il y a un côté « fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis ». Elles sont des miroirs l’une de l’autre. Romy est, d’une certaine façon, la cure de jouvence d’Odette. L’une récite ses prières, l’autre ses rôles. L’une peine à tenir debout sur ses plateformes, l’autre s’échine à se maintenir sur son déambulateur. L’une écoute la radio toute la journée, l’autre sa musique à fond dans ses écouteurs. Il y a une familiarité : ce sont des filles de l’Est de la France qui savent ce qu’elles ont quitté, ce qu’elles ont trouvé et ce qu’elles ont perdu. Entre elles, il y a un rapport animal. Une guerre de territoire instinctive et irrationnelle. Leur relation bascule dans la folie. Romy et Odette, c’est la rencontre entre la folie de la jeunesse et la démence de la vieillesse. C’est l’histoire du crucifix qui rencontre une perruque fuchsia.

« Il n’y a plus de place pour la séduction »

Dans ce roman très réaliste, les scènes de sexe crues ne manquent pas. Le rapport au corps de Romy, visiblement anorexique, est parfaitement décrit. Entre la prostitution et ses sentiments notamment vis à vis de Jean, Romy semble perdue. Est-ce qu’en 2022, le sexe prime davantage sur les sentiments ?

A mon grand regret, je crois que oui. Je ne sais pas si le confinement à renforcé cela mais il n’y a plus de place pour la séduction. Tout est un rapport de consommation. C’est une génération du zapping. Comme dans d’autres domaines, on ne fait plus l’effort d’aller vers l’autre. On veut tout, prêt à prendre. Il n’y a pas de place pour la discussion, pour la compréhension, pour l’apprivoisement ou la construction. Les gens se servent les uns des autres. Romy découvre avec Jean le sentiment amoureux et ce sentiment-là, pour la première fois, n’est pas lié à l’argent. De ce sentiment naît un danger et, effectivement, Romy se met en danger, quitte à perdre son travail et son logement. Avec Jean, Romy va découvrir le plaisir, la peur de perdre, la jalousie ; par Jean, Romy va découvrir sa personnalité de femme. C’est une expérience extrêmement violente, d’autant plus qu’il s’agit là d’une perte définitive de l’enfance. Je pense que Romy pouvait faire la pute parce que, dans sa tête, elle était encore une enfant. Après Jean, la chose change radicalement.

Quel regard portez-vous sur le théâtre et son apprentissage ?

Il y a une violence constante. Pour passer sur scène devant des camarades qui, quoi que l’on en dise, sont des rivaux ; une violence lorsque l’on passe des castings et que l’on sait que nos chances sont minces ; une violence du physique puisque l’on subit le diktat de la bonne gueule et du canon de beauté ; une violence des profs parfois frustrés de ne pas être sous les projecteurs ; une violence du temps qui passe. Le théâtre est une passion qui coûte cher pour très peu d’élus. On doit payer les cours, le book de photos, les costumes, les livres, les coiffures. C’est un rêve éprouvant et, dans une certaine mesure, illusoire.

« Une luciole qui se balade de quartier en quartier »

Comment êtes-vous venue à la littérature ?

A six ans, je sniffais le papier et les livres comme d’autres la colle et la coke. J’ai un rapport très charnel à l’encre, au stylo plume et la calligraphie. N’ayant pas passé mon bac, ni n’étant issu d’une famille d’artistes, je pensais que, grâce au théâtre, je pourrais écrire. Ce qui me plaisait, c’était la découverte d’un texte, l’appropriation des mots, la psychologie des personnages, leur complexité et leurs nuances. Dans la dramaturgie classique, on trouve toutes les clefs pour faire un bon roman.

Il y a également un autre personnage dans votre roman et qui est parfaitement utilisé, c’est Paris. La capitale est-elle une source d’inspiration ?

Oui ! Il est impossible pour moi de me lasser de Paris. Admirer un lever ou un coucher de soleil m’émerveille toujours autant, quel que soit le point où je me trouve. Peut-être parce que je n’y suis pas née. Beaucoup de Parisiens vivent et marchent la tête baissée. Ce n’est jamais mon cas. J’ai l’impression d’être une luciole qui se balade de quartier en quartier. Même sans moyens, on peut découvrir la terre entière rien qu’en marchant dans cette ville. Il y a des cultures qui se chevauchent, des façons de vivre, des façons d’être, des langues, des odeurs, des histoires. Paris est un immense chaudron de cultures et un espace infini d’épanouissement pour la littérature. Pendant longtemps, je n’ai pas eu de logement et j’ai habité chez des gens. Je me suis imbibée de leurs univers. C’est un peu de cela que j’essaye de retranscrire dans Chienne et louve.

Joffrine, quelle est votre passion ?

Traquer le silence et danser en écrivant.

Propos recueillis par Pascal Hébert
Photo Francesca Mantovani.