Le meurtre du résistant Georges Binois dans la nuit du 19 au 20 août 1944 à Dreux est l’un des derniers grands mystères de la Libération en Eure-et-Loir.

Georges Binois était né le 6 novembre 1912, fils d’Éloy, employé de commerce, et de Francine Nicolot. Son père avait été tué dans les premiers combats de la Grande Guerre, le 19 septembre 1914. Georges avait effectué ses études supérieures à Paris, était sorti de Saint-Cyr en 1932 avec le grade de sous-lieutenant, s’était marié en 1934 avec Madeleine Bousser, était devenu professeur de lettres, puis directeur de l’école de Mesnil à Marsauceux, près de Dreux. Mobilisé en 1939 en tant que lieutenant, il avait été grièvement blessé le 5 juin 1940 lors de la bataille de L’Ailette en Picardie.

À partir de 1942, Georges Binois, bien que réformé, se rapproche de Pierre July, Jules Martinet, Albert Lethuillier et Léon Chesne pour mener des actions de résistance : renseignement, diffusion de presse clandestine, ravitaillement et fourniture de fausses cartes d'identité à des prisonniers nord-africains évadés. Au printemps 1944, affilié au mouvement Libération-Nord, il est promu chef de groupe FFI. À ce titre, le 16 août, il participe aux combats de la libération de Dreux sous le commandement du très controversé Roland Farjon (1910-1945). Nous allons y revenir.

Le 18 août 1944, sur proposition de Farjon - décidé à accompagner les troupes américaines qui poursuivent leur offensive vers l’est -, Binois accepte de devenir commandant de la place d’armes à Dreux. Le 19 au soir, est organisé un dîner à l’Hôtel de France, quartier général FFI drouais, rue Saint-Martin, en l’honneur de Farjon en partance le lendemain. Outre l’intéressé, y participent Georges Binois, le maire Maurice Viollette, le sous-préfet Olivier Roques, le lieutenant-colonel Pierre de Chevigné (représentant de Gaulle) et plusieurs cadres FFI. Vers 23h30, Binois est conduit par son chauffeur à son domicile de Marsauceux. Il y prend quelques affaires, indique à sa femme qu’il doit retourner à l’Hôtel de France pour une ultime séance de travail avec Farjon, qu’il pense revenir auprès d’elle dans une douzaine d’heures.

Vers 1h45 du matin, ce 20 août, dans l’obscurité complète, Binois se fait déposer par son chauffeur devant la porte de l’Hôtel de France. Ce dernier rentre ensuite à l’École pratique où il loge. Un quart d’heure plus tard, l’on découvre le corps sans vie de Binois devant l’établissement, et sa tête transpercée par une arme blanche. D’après l’autopsie, le coup mortel aurait été porté alors que Binois était à terre.

Le soldat sénégalais de garde cette nuit-là est-il l’auteur de l’agression mortelle ? Est-ce une tierce personne ? Binois a-t-il été supprimé dans le contexte de renaissance des clivages politiques locaux quatre jours à peine après l’expulsion des Allemands ? A-t-il été la victime collatérale d’une tentative de cambriolage qui aurait mal tourné dans le voisinage ? En tout cas, des témoins affirment avoir entendu des coups de feu, une rafale de mitraillette (celle de Binois ? Elle n’a jamais été retrouvée) et le démarrage nerveux d’une automobile.

L’enquête de police militaire balbutie pendant des jours, des semaines et des mois. On aurait voulu l’étouffer qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Le Sénégalais en faction disparaît purement et simplement. Son témoignage pourtant crucial n’a jamais été recueilli par les enquêteurs. Bizarre... Et depuis quatre-vingts ans, l’affaire n’est toujours pas élucidée, malgré la soif de vérité de la veuve de Georges Binois jusqu’à son dernier souffle, et aujourd’hui de leurs enfants...

À moins que l’exécuteur de Georges Binois ce 20 août se soit trompé de cible… Car à cette époque, Roland Farjon est dans l’œil du cyclone. D’ailleurs, juste après la mort de Binois, celui-ci déclare être persuadé que c’est lui qu’on a voulu abattre.

Roland Farjon est originaire du Pas-de-Calais, issu de la famille d’industriels propriétaire du groupe Baignol et Farjon. Avant-guerre, lui-même est impliqué dans la gestion de la société. Marqué à l’extrême-droite, il est Croix-de-feu, puis membre du Parti social français. Quand survient la guerre, il combat en Lorraine comme officier avant d’être fait prisonnier. Au bout d’un an, ses relations familiales aboutissent à sa libération. Il entre en résistance dans la foulée au sein du mouvement Organisation civile et militaire (OCM). Il monte rapidement en grade : au printemps 1942, il devient le patron de l’OCM en région Nord. Or, en octobre 1943, il est arrêté à Paris en possession de documents compromettants…

Curieusement épargné par les Allemands, Farjon réussit à s’évader en juin 1944 de la prison de Senlis. Aux gens de l’OCM qui le récupèrent, il avoue avoir commis des erreurs, qui ont effectivement provoqué des arrestations en chaîne. Comme le Débarquement vient de se produire, il est décidé de surseoir à l’examen de son cas. Il est envoyé en Eure-et-Loir au titre de cadre FFI, dans le Drouais, où sa bravoure à combattre est unanimement reconnue. Mais concomitamment, des ordres semblent avoir été donnés pour l’abattre en tant que traître…

Farjon réussit à passer à travers les mailles du filet. Il s’illustre encore au cours de la libération de Paris. En janvier 1945, il s’engage dans l’armée régulière. En juillet, des anciens de l’OCM portent plainte contre lui. Une instruction judiciaire est ouverte. Convoqué pour une audition, il ne se présente pas, disparaît même. Le 23 août, un cadavre très abîmé, non identifiable par les moyens scientifiques de l’époque, est sorti de la Seine, qui laisse à penser qu’il pourrait s’agir du sien. Suicide ? Assassinat ?

En 1975, le journaliste et historien Gilles Perrault publie La Longue Traque (éditions Lattès). Dans une enquête très fouillée, il développe la thèse selon laquelle Roland Farjon aurait maquillé sa mort, qu’en réalité il aurait fui en Amérique latine.

Francine Binois et Gérard Leray