« Je dis merci aux Ukrainiens. S’ils perdent, nous perdons. S’ils perdent, nous perdons. »

Ariane Mnouchkine éprouve la nécessité de faire résonner sa phrase, comme si elle la chantait. Pour mieux la faire entendre.

Voici quelques mois a surgi l’idée d’une décentralisation du Théâtre du Soleil à Kiev. Une école nomade, dit-elle. Le Ministère des Affaires étrangères, la Culture, ont répondu en choeur « En pleine guerre ? Vous n’y pensez pas ! » Il faut croire que si, Ariane y pensait, puisque le spectateur suit la troupe dans la capitale ukrainienne enneigée, avec ses vastes écrans qui diffusent des scènes de feu (Vous le saviez ?). Elle fait travailler des comédiens ukrainiens, de Lviv, de Kharkiv, de Kiev, avec sa troupe, parfois secondée par un interprète, parfois en anglais ; le reste, c’est la dynamique de l’expression dramatique qui s’en charge. « Que peut le théâtre contre la guerre ? » : la question traverse l’atelier.

Pour l’essentiel, de l’improvisation. La première scène, jouée par cinq acteurs, figure une agression. Ariane observe : « Tu as l’air de revenir avec tes croissants du matin ! » Qu’à cela ne tienne ! Quand les comédiens reprennent, celui qui a été interpellé prend la metteuse en scène au mot, virtuose, déjouant par ce présent inattendu des « meilleurs croissants de Kiev » l’attaque en cours.

Ariane Mnouchkine a proposé une « île » : le temps de ce stage, plusieurs comédiens, jeunes hommes et femmes pour beaucoup d’entre eux volontaires sur le front, font une pause reconstructive. A la fin, elle parle même d’un « ventre » : oui, c’est bien à une forme de renaissance que participent ces artistes, éjectés des planches depuis deux ans par les bombes.  Par un besoin compréhensible d’exorcisme, la guerre est omniprésente, et l’amour et la haine s’affrontent constamment sur scène. La tragédie s’alimente de scènes vécues, on le suppose, est  mise à distance, dépassée, selon le principe cathartique : on joue et rejoue ce qui inspire la terreur et la pitié, tandis qu’à la sortie du théâtre les Kiéviens initient les Parisiens à leur quotidien : le bruit des drones, les traces de missiles.

Au moment de se quitter, les comédiens, sans se faire de promesses, se disent qu’après la guerre… Ariane venait de fêter avec son petit monde ses quatre-vingt-quatre ans.

https://www.france.tv/documentaires/art-culture/5678736-au-bord-de-la-guerre-ariane-mnouchkine-et-le-theatre-du-soleil-a-kyiv.html