Vlaminck 1941-1946

Maurice de Vlaminck, l’un des pères du fauvisme, fait partie des peintres dont la cote peut monter jusqu’à plus de 13 millions d’euros. Moins illustre que les Picasso, Dali, Monet et Cézanne, Maurice de Vlaminck a malgré tout apporté sa pierre à l’édifice de l’art pictural. Mais au-delà de l’œuvre de Vlaminck, assez inégale en fonction des périodes, c’est l’homme résidant à Rueil-la-Gadelière qui a intéressé plus particulièrement Gérard Leray, professeur et chercheur en histoire. Les années d’Occupation ont été révélatrices du comportement des femmes et des hommes pendant la guerre. Bien évidemment, quelque 80 années plus tard, comment comprendre les actes de ces Français plus ou moins collaborateurs avec l’occupant ? Dans cet exercice périlleux, Gérard Leray utilise une méthode imparable : les faits rien que les faits. Avec son dernier ouvrage Vlaminck, 1941-1946 Un fauve dans la tourmente, l’historien remonte à la source, documents à l’appui.

De ses rapports à son père et aux femmes de sa vie, on suit le parcours de Maurice de Vlaminck. Bien charpenté, le verbe haut, l’homme n’est guère progressiste. Écrivain, chroniqueur, de Vlaminck est un touche-à-tout assez doué. Durant l’Occupation où tout est compliqué, il semblerait que de Vlaminck ne se soit pas trop mal débrouillé… jusqu’à faire partie du fameux voyage des artistes français en Allemagne pour honorer la propagande nazie. Le voyage du 30 octobre au 16 novembre 1941 concerne huit peintres, Maurice de Vlaminck, Otto Friesz, Kees van Dongen, André Derain, André Dunoyer de Segonzac, Roland Oudot, Raymond Legueult, Jean Janin, et cinq sculpteurs Louis-Aimé Lejeune, Paul Belmondo, Charles Despiau, Paul Landowski et Henri Bouchard. Ils rencontrent des artistes allemands à Munich, Vienne, Nuremberg, Dresde, Berlin et Düsseldorf. Maurice de Vlaminck reste flou sur les raisons qui l’ont poussé à s’embarquer dans ce voyage. En 1946, il sera finalement condamné à un an d’interdiction totale d’exposer et de vendre par le Comité national d’épuration des artistes peintres, dessinateurs, sculpteurs et graveurs.

Tout au long de son étude, Gérard Leray perce la personnalité d’un homme qui a besoin de régner en maître, d’être reconnu et qui a souffert du manque d’argent. « Vlaminck est narcissique, cynique et clivant. Il éprouve un besoin pathologique d’être admiré, d’être placé au centre des attentions. Pétri d’orgueil, il prétend détenir la vérité, évidemment. » explique Gérard Leray.

Dans cette étude, Gérard Leray pose en parallèle la problématique de l’admiration que l’on peut avoir pour une œuvre réalisée par un homme à la pensée et aux comportements discutables... voire détestables.

Pascal Hébert

Gérard Leray, Vlaminck, 1941-1946, un fauve dans la tourmente, Ella Éditions, 172 pages, 20 euros en version papier, 7,99 euros en format numérique.

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Interview de Gérard Leray : « Vlaminck fut un sociopathe plus à plaindre qu’à blâmer. »

Pourquoi t’es-tu intéressé à Maurice de Vlaminck ?
C’est une amie qui, sachant ma propension à étudier les personnages historiques controversés, m’a orienté vers Vlaminck. J’ai mis presque deux années à me familiariser avec lui. Mais passé ce cap, j’ai découvert un homme attachant, à la fois pudique et éruptif, un homme traumatisé dans sa jeunesse, terrifié par la guerre et persuadé que le progrès technique conduisait l’humanité à sa perte. Il était fondamentalement réactionnaire et adepte du « C’était mieux avant ».  

Tu portes un regard particulier sur le comportement des Français au cours de la Seconde Guerre mondiale. Peut-on classer de Vlaminck parmi les opportunistes ?
Absolument. Il a effectivement profité de l’Occupation pour relancer sa carrière qui s’effritait faute de renouvellement pictural. Comme il était profondément individualiste - libertarien, dirait-on aujourd’hui -, cela ne lui a pas posé de problème moral. L’explication de cette évolution se trouve dans sa vie d’avant.

De Vlaminck est un des pères du fauvisme. N’aurait-il pas rêvé d’en être le père unique ?
Le fauvisme est un mouvement pictural éphémère, qui a duré moins d’une décennie, au cours de la première du XXème siècle. Il a agi comme un électrochoc et fut avant tout un phénomène de mode. Son succès doit grandement au génie de Vlaminck, mais pas que. Puis, le fauvisme a laissé la place au cubisme et au surréalisme, notamment. Vlaminck a évolué lui-même dans une voie toute personnelle.
Ceci dit, Vlaminck a déclaré que le fauvisme était né de sa rencontre avec André Derain. Ce qui est exagéré, mais l’artiste était ainsi fait : il adorait provoquer et se mettre sous les projecteurs.

« Vlaminck était jaloux de Picasso »

Sa diatribe pendant la guerre contre Picasso est une mise à mort publique. Fallait-il qu’il n’en reste qu’un ?
Ma thèse est que Vlaminck était jaloux de Picasso, jaloux de la multitude de ses talents artistiques, jaloux de son succès durable et croissant dans les milieux culturels. Le talent de Vlaminck se situait deux ou trois tons en-dessous. Il en avait pleinement conscience, mais refusait de l’admettre. Il en souffrait beaucoup. Sa grande faute - c’est une faute, pas une simple erreur - a été de se servir de sa situation confortable pendant l’Occupation pour régler ses comptes avec l’Autre, sans que celui-ci puisse se défendre, vu son statut d’apatride.

Maurice de Vlaminck, avec son côté anar et contre le progrès, pouvait-il avoir une sympathie pour Vichy et son retour aux « vraies valeurs » ?
Vlaminck n’a jamais été un militant, bien que passionné par la politique. Il n’a jamais voté de sa vie. Il vitupérait contre les dysfonctionnements de la République. Méfiant à l’égard de tous les pouvoirs, il est resté relativement à distance de Vichy. Je crois qu’il ne se faisait guère d’illusions sur l’Etat français, ses dirigeants et son orientation idéologique.

Vlaminck a bien profité de la guerre pour gérer ses petites affaires et devenir un rentier de sa peinture en réalisant des toiles que le public voulait lui acheter. Quels étaient ses rapports avec les Allemands ?
En tant que pacifiste, Vlaminck n’a jamais détesté l’Allemagne ni les Allemands, ni avant ni après la Première Guerre mondiale. Il a vendu beaucoup de toiles en Allemagne dans les années vingt et trente. Sa mise au ban comme « artiste dégénéré » par les nazis lui a fait de la publicité. Puis, quand il a été invité à ce fameux voyage itinérant en Allemagne fin 1941, il a pris cela comme une juste reconnaissance de son art, sans prendre la mesure de l’opération de manipulation.
Par ailleurs, pendant l’Occupation, il a noué des relations avec plusieurs responsables allemands, dont Arno Breker, le sculpteur favori de Hitler, qu’il a d’ailleurs reçu à son domicile de Rueil-la-Gadelière…

A ton avis, Maurice de Vlaminck a-t-il regretté son voyage en Allemagne ?
Vlaminck n’était pas du genre à regretter. Il agissait, assumait puis se refermait comme une huître. Sa femme Berthe lui avait conseillé de ne pas y aller. Il aurait mieux fait d’écouter la voix de la sagesse. Mais comme il était buté…

« Vlaminck n’était pas antisémite »

Quel regard portes-tu sur tous ces chanteurs, écrivains, peintres au talent incontestable, qui ont épousé dans les années 30 et 40 des thèses antisémites ?
L’antisémitisme en Europe fut la peste de ces deux décennies-là. Il a conduit au génocide des juifs. A l’évidence, des artistes opportunistes ont épousé l’air du temps, certains par conviction, d’autres pour des raisons alimentaires, matérielles. Vlaminck quant à lui n’était pas antisémite. Dans sa vie, il a fréquenté aussi bien des juifs que des antisémites.

Peut-on admirer une œuvre réalisée par un homme à la pensée et aux comportements discutables voire détestables ? Est-il possible de séparer l’homme de son œuvre ?
En ce qui me concerne, c’est non. Tout est lié, évidemment. Admirer des monstres qui appellent au grand massacre ou qui, par esprit de domination malsain, persécutent leurs proches, c’est impossible pour moi. Je pense à Louis-Ferdinand Céline. Vlaminck n’était pas un monstre, lui, bien au contraire. Et pourtant, ils se sont fréquentés assidument. Cette ambivalence me trouble énormément.  

A l’heure où la grande histoire disparaît des mémoires, que peut-on faire pour que les consciences s’éveillent ?
Il y a presque cent ans, Vlaminck avait eu la prémonition de la Grande Catastrophe. Or, notre monde actuel s’enfonce dans une nouvelle crise profonde, existentielle, sans doute la plus redoutable de toutes. Nous avons une mission fondamentale : instruire les nouvelles générations du risque mortifère qui pèse sur le Vivant. Hélas, le temps risque de nous manquer.

Que retiens-tu de Vlaminck ?
Le parcours de vie de Vlaminck est celui d’un écorché vif, d’un individu en quête perpétuelle de reconnaissance. Il n’était pas un mauvais homme. Le personnage et son époque tragique se retrouvent dans son œuvre picturale et littéraire. Somme toute, il fut un sociopathe plus à plaindre qu’à blâmer.

Propos recueillis par Pascal Hébert