Réforme des retraites : le meurtre de la mère arrive à point(s) !
Quand il s’agit d’imposer une réforme impopulaire, le président de la République se montre très soucieux de combattre les inégalités entre hommes et femmes. Ses porte-paroles, qui ont livré à la presse une version revue et corrigée du nouveau système de retraite chaque semaine, et parfois plus souvent, clament leur sollicitude pour les femmes de notre pays, mères de famille pour l’immense majorité d’entre elles, que « ce système protégera mieux car il protégera plus », comme ils l’écrivent dans une tribune publiée par Le Monde le 24 décembre dernier, sous le titre « Retraites : réinventons notre pacte social ».
Ce nouveau système, nous disent-ils, serait universel, si universel qu’il n’existe que dans cinq États de l’Union européenne, dont la Suède bien sûr, mais aussi l’Italie, ce pays maudit des économistes. Qui sait s’il restera en Italie assez de jeunes pour cotiser quand la même réforme des retraites y sera parachevée, en 2060 ? Les Italiennes travaillent peu, et font peu d’enfants. Ces derniers, parvenus à l’âge adulte, ont tendance à émigrer en Europe du Nord, à moins qu’ils ne restent sur place, travaillant parfois dans le secteur informel, voire dans l’économie criminelle : la prostitution se porte à merveille sous le règne des mafias.
Tout cela n’empêche pas le président français d’appeler les femmes au secours de sa réforme, puisqu’il s’agit, affirme-t-il, d’un « système qui sera aussi, ce faisant, plus favorable aux femmes » (Emmanuel Macron à Rodez, le 3 octobre 2019). Quoi d’étonnant de la part d’un chef d’État qui envoie une sous-ministre faire voter des lois contre le harcèlement sexuel, tout en réservant aux hommes les postes importants du gouvernement, premier ministre, ministre de l’Intérieur, de l’Éducation, du Budget, sans parler de la présidence de l’Assemblée nationale, qu’on avait envisagé un temps d’attribuer à une femme ? Pourtant, à qui s’attaque cette réforme si ce n’est avant tout aux femmes, qui vivent plus longtemps que les hommes, et avec moins d’argent ? Est-ce un hasard si les détails de cette réforme ont été concoctés sous l’égide d’un homme – Jean-Paul Delevoye, présentés par un homme – Edouard Philippe, puis prétendument négociés avec les syndicats, presque toujours entre coqs ! Il aura fallu des semaines de grève pour qu’une femme (Catherine Perret), négociatrice envoyée par la CGT, puisse enfin porter la voix des « malgré-nous » de la réforme, femmes et hommes !
Nous ne doutons plus, à présent, que pour ce gouvernement, l’homme est l’avenir de la femme, à en croire cette si sérieuse « étude d’impact de la réforme », dont Mathilde Kergoat-Larivière a relevé qu’elle s’appuie sur des trajectoires typiquement masculines. Pourtant, en croisant les données du ministère de l’intérieur avec l’enquête faite à la sortie des urnes par l’institut Ipsos, nous estimons qu’environ trois cent mille jeunes femmes âgées de 25 à 34 ans, dont une moitié de diplômées de l’enseignement supérieur, ont contribué à faire passer l’homo novus Emmanuel Macron, inconnu en politique trois ans plus tôt, devant le candidat naturel de la droite, au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Se doutaient-elles que leur poulain leur offrirait en retour le cadeau empoisonné de l’insécurité sociale à vie ? Au moins, les étudiants des écoles de commerce, qui auraient voté pour l’actuel président à 50 % dès le premier tour d’après une simulation de vote proposée par la Fédération des tribunes étudiantes à 4575 d’entre eux, ont-ils obtenu de lui le privilège de pouvoir décrocher un nouveau diplôme reconnu par l’État, au nom délicieusement anglophone de Bachelor, pour un coût qui avoisine, actuellement, une année de salaire moyen en France ! Ces jeunes gens connaîtront-ils le destin des femmes que la réforme des retraites condamne dès aujourd’hui à une vieillesse impécunieuse ?
Ces dernières ont travaillé pour vivre, le plus souvent sans pouvoir se constituer un patrimoine, privilège encore largement réservé aux hommes au XXIe siècle, jusqu’à ce qu’on ne veuille plus de leur force de travail, même offerte sans contrepartie. Elles ont occupé le premier emploi qui se présentait pour élever ces enfants, qu’elles ont conçus en nombre respectable. Grâce à elles, la France est le seul pays dit développé où le taux de fécondité, en hausse depuis vingt ans, frôle le seuil de renouvellement des générations. C’est ce moment-là que le gouvernement français choisit pour imposer aux femmes un choix cornélien : seront-elles des travailleuses surdiplômées, dévouées au culte de l’efficacité et de la performance, ou bien des travailleuses pauvres auxquelles on concède une aumône si elles enfantent plus ? Simone de Beauvoir rappelait en 1970, dans La Vieillesse, que quand une femme du peuple Thonga en Afrique du Sud « ne peut plus travailler la terre – elle s’y acharne jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent – elle devient une charge, on méprise sa décrépitude ». Ce sont elles, pourtant, les gardiennes de la vie en période d’épidémie, elles qui nettoient les hôpitaux et pansent les malades, au risque d’en mourir !
Dans tous les cas, nous dira-t-on, le capitalisme promet un avenir radieux aux femmes, pour leur vieillesse ! Elles seront une clientèle captive pour le marché de ladite silver economy : pendant cette retraite tant attendue, on leur vendra toutes sortes de gadgets anti-âge, d’équipements contre l’incontinence ou la surdité, de médicaments peu ou prou efficaces, mais bien souvent toxiques. On leur fournira, en exploitant d’autres femmes, précaires, mal payées et pas toujours beaucoup plus jeunes, des « services à la personne » dans un de ces endroits où la mort rapporte gros, au point que certains sont cotés en bourse – qu’on relise à ce sujet la terrifiante enquête de Christophe Fernandez, On tue les vieux, parue en 2006, déjà.
Une fois n’est pas coutume, la presse française s’est préoccupée de ce que cette réforme ferait perdre aux « profs ». Aux professeures, devrait-on dire ! Ce sont des femmes pour l’essentiel, n’en déplaise à un défunt ministre de l’Éducation des années 90, qu’il importe peu de nommer, qui incarnent l’autorité pédagogique, de la maternelle au baccalauréat, et bientôt dans l’enseignement supérieur. Ce sont elles que la réforme condamnera le plus longtemps à l’inexistence monétaire, car elles bénéficient, pour leur malheur, d’une espérance de vie parmi les plus élevées du monde. Priver, un peu plus, ces futures retraitées des moyens de consommer, c’est leur infliger le dernier mode d’existence que notre monde veut bien leur concéder, ce monde envahi d’écrans qui exhibent continuellement d’éternelles jeunes femmes.
Mais, dira-t-on, il suffit de se constituer un patrimoine en épargnant sou par sou pour connaître une vieillesse heureuse. Belle vision de l’humanité que cet homo economicus qui rêve, au creux de son lit, d’une distribution miraculeuse de points pour sa retraite. Il se lève le matin dans l’espoir d’un jour lointain où il fera la grasse matinée pendant que d’autres, moins chanceux, travailleront pour lui ! Vision chère aux vieillards cacochymes qui conseillèrent le dictateur chilien Augusto Pinochet il y a quarante ans, quand ils étaient de jeunes « Chicago Boys » aux dents longues. Comment confondre cette vision déshumanisée avec l’exigence de dignité qui impose qu’on mette la mère à l’abri du besoin, et pas à terre comme cette retraitée, militante, qui a échoué à l’hôpital de Nice, au printemps 2019, pour avoir manifesté à 74 ans ?
De ce point de vue, repousser l’âge de la retraite s’apparente, pour les femmes, à un meurtre économique de la mère, lorsqu’elle n’est plus féconde. À l’opposé, retarder le moment où l’homme de pouvoir, grand ou petit, cédera la place à l’un de ses anciens courtisans, c’est lui offrir de régner pour l’éternité. L’obsolescence n’atteint jamais ces patriarches ailés qui hantent les palais de la République, et se rient de la contrainte monétaire par la magie des emprunts à taux négatif, remboursés par de modestes contribuables. L’époux d’une professeure retraitée, tout président de la République qu’il est, pourra-t-il assister froidement à ce matricide comptable, cet enterrement de troisième classe pour les éternelles oubliées de l’Histoire ?
Stéphane Mourad et Yves Terrades, professeurs de lettres.