"On ne va quand même pas avoir des soviets à Marseille !"
1944 : après la Libération, le Gouvernement provisoire de la république française réquisitionne 15 usines marseillaises, dont les directeurs ont été écartés suite à leur collaboration avec les Allemands, pour empêcher qu'elles tombent sous le giron américain.
De Gaulle confie ainsi à Raymond Aubrac, alors Commissaire régional de la République à Marseille, la mission de chapeauter ces réquisitions : la guerre n’est pas terminée et le port de Marseille constitue une plaque tournante stratégique et économique convoitée par les alliés.
Les Aciéries Du Nord (ADN), font partie des usines réquisitionnées le 10 septembre 1944, par l’arrêté n° 122. L’usine répare des locomotives pour le compte de la SNCF. Partant du postulat qu’une usine peut fonctionner sans directeur mais pas sans ouvriers, une gestion révolutionnaire de type gestion participative se met en place. Un directeur est nommé avec l’accord de l’ensemble des salariés. Ouvriers, agents de maîtrise, sous l’impulsion de la CGT et du parti communiste relancent l’activité.
«D’abord produire, revendiquer ensuite» devient le mot d’ordre : slogan pour le moins surprenant !
Que s’est-il passé ? Pour la première fois de leur vie professionnelle, les salariés se sentent considérés, responsabilisés, engagés dans une œuvre collective qui a un sens. Dans les ateliers, contremaîtres et ouvriers discutent, partagent, réfléchissent ensemble. Une certaine utopie, qui débouche sur la création de potagers (les tickets de rationnement sont toujours d’actualité), la construction d’une maison sociale (cours de lecture, prêts de livres, ateliers de broderie…) et de maisons pour les ouvriers les plus démunis.
Six années de gestion et de valeurs de solidarité partagées. Mais en haut lieu, comme on dit, on commence à s’inquiéter de ces «soviets marseillais». La réussite de l’entreprise qui dégage des bénéfices, fonctionne démocratiquement et prend soin des salariés est contre nature et pourrait faire tache d’huile. Il faut y mettre un terme et vite !
L’État met donc fin à la réquisition, les actionnaires récupèrent leurs actions, et sont même dédommagés grâce aux bénéfices dégagés par les comités ouvriers. Le centre social est détruit, les maisons mises en vente. Les ouvriers sont dépossédés de leur œuvre, invités à ré-endosser leur statut d’exécutants et on revient à une organisation pyramidale, classique, tristement classique.
Il n’existe pas de mémoire officielle de cette parenthèse démocratique, les protagonistes ont disparu, leurs rêves et leur idéal écrasés par la logique de rentabilité et de hiérarchie. Ils sont retournés à l’usine, affligés et broyés par la machine implacable du profit et de l’abêtissement au travail.
Anne Loubeau
Les réquisitions de Marseille - Mesure provisoire, film documentaire de Sébastien Jousse et Luc Joulé. Conseiller historique : Robert Mencherini.