Nadejda, L'Atrabilaire Amoureux, Opal
La compagnie Jacques Kraemer reprend cet automne trois spectacles au Studio Théâtre de Mainvilliers :
- Nadejda : l’histoire de Nadejda et Ossip Mandelstam, persécutés par Staline : elle sera la mémoire de son époux, le poète déporté et tué.
- L’Atrabilaire Amoureux : un metteur en scène, lui-même atrabilaire, prépare Le Misanthrope, de Molière, et présente les personnages à ses acteurs.
- Opal : le journal authentique d’une fillette de sept ans, élevée dans des camps de bûcherons de l’Oregon, à l’orée du XXème siècle.
Cactus a rencontré Jacques Kraemer et Aline Karnauch.
– Dans quel état d’esprit répète-t-on en cette période si incertaine ?
Jacques Kraemer : Y a-t-il des périodes non incertaines ? Moi qui suis né l’année de la Kristallnacht, j’ai toujours été habité par la peur. Peur de ne pas arriver au jour J de la représentation. Et la peur fut si constante qu’elle m’est constitutive, et que l’ai enfouie sous mon masque de sérénité. Et le théâtre fut une école de fragilité et d’éphémère, ce qui est notre condition même d’être humain. Je ramène cette épidémie à ses proportions, et la mesurant par exemple à la peste qui fit fermer les théâtres londoniens pendant deux ans au temps de Shakespeare ou bien à la deuxième guerre mondiale qui fut pour les théâtres « collaborateurs » une période « faste »… ! Je me dis que la situation engendrée par cette pandémie est gravissime d’abord pour des millions de gens en difficulté qui n’avaient pas besoin de « ça », que si elle est gravissime pour l’économique et le social, ce n’est certes pas la fin du monde, ni la fin du Théâtre, art millénaire qui re-deviendra ou deviendra vital pour nombre d’entre nous, et que le seul verbe d’ordre qui vaille est CONTINUER.
Aline Karnauch : Nous devions reprendre ces trois spectacles, avant de les jouer en Lorraine début avril… le report des représentations étire le temps des répétitions et retarde la rencontre désirée qui fait que « le théâtre a lieu ». Il s’agit alors de maintenir le désir et la qualité du travail, de faire en sorte que ce temps octroyé de façon imprévue n’émousse pas le jeu mais au contraire l’approfondisse. La grande question est évidemment celle du public ! On a besoin de lui, de cet échange, et ce n’est pas une formule, on a hâte de le retrouver. Il y a bien sûr une légère appréhension car ces retrouvailles seront particulières : on s’interroge, certes les projecteurs nous isolent visuellement des spectateurs mais percevoir des visages, même dans l’ombre, fait habituellement partie de ce qui se passe durant ce temps particulier de la représentation. Le port du masque risquera-t-il d’ajouter un filtre d’une autre nature entre les acteurs et le public ? Parions que les émotions, de part et d’autre de la scène, resteront volatiles ou plutôt palpables et sauront déjouer cet obstacle…
– Les trois spectacles sont issus de pays, de littératures et de style différents ; quel fil les relie ?
A.K : A priori rien ! Nadejda est un spectacle éminemment politique : comment un régime totalitaire, ici stalinien, éradique les penseurs et les poètes. Comment peut-on résister et à quel prix ? Au-delà de la figure du poète Ossip Mandelstam, dont on entendra quelques extraits de son œuvre, ce spectacle dresse le portrait d’une femme animée d’une détermination et d’un courage hors du commun. Mais la question me fait regarder les choses de plus près et me permet de relever un point commun avec la petite fille de 7 ans, Opal, que je tente « d’incarner » (ici les guillemets s’imposent !) : l’écriture comme arme de résistance est dans les deux cas au centre : les poèmes inscrits dans le corps, la mémoire de Nadejda pour les sauver de l’oubli, et le journal tenu de façon pour ainsi dire frénétique par Opal pour marquer de son empreinte (elle disait I print) son rapport au monde et « résister » à une forme de maltraitance. Nadejda s’est avérée beaucoup plus forte qu’Opal Whiteley, mais ce sont deux figures de femmes exceptionnelles.
Je laisse Jacques répondre pour l’Atrabilaire, même si j’ai ma petite idée…
J.K :… peut-être la question du « Comment vivre » ? Comment survivre ? Nadejda et Ossip Mandelstam résistent aux persécutions staliniennes par leur liberté de pensée (même s’ils sont interdits de publication et menacés de mort). Mon Atrabilaire qui ne trouvera jamais le ton juste entre l’imprécation et la soumission est amoureux du chef-d’œuvre de Molière et, imaginairement, de son héroïne, Célimène. Sauvé par l’amour de Molière et l’amour de l’Amour. Opal naît comme une fleur miraculeuse dans des forêts non cultivées. Et comment ? Par son irrépressible pulsion d’écriture. Par-delà les pays, par-delà les époques, par-delà les genres et les styles, ce qui peut-être relie ces trois œuvres scéniques, c’est la conviction que l’ART est salvateur, et qu’il est, comme dit Baudelaire, le meilleur témoignage de notre dignité.
– Chaque pièce nous fait réfléchir sur le présent ; en quoi consiste cette permanence, et cette universalité ?
J.K : Nadejda, c’est une leçon de résistance au totalitarisme. Ce totalitarisme toujours renaissant, toujours menaçant qu’on voit à l’œuvre aussi bien sur le plan mondial avec en « têtes d’affiches » les Poutine, Trump, Bolsonaro etc, que sur le plan local avec ce maire démagogique et brutal qui règne sur l’agglomération chartraine. L’Atrabilaire Amoureux est, comme le Misanthrope de Molière, une leçon de comportement entre révolte excessive et veule soumission. Et la leçon vaut universellement. Opal, c’est suivant la pente rousseauiste, le sentiment de la générosité et de la bonté spontanée de la petite écrivaine de 7 ans qui nous réconcilie avec notre mère Nature si malmenée en nos temps de mondialisation-fric accélérée.
En deçà et au-delà de ces leçons, celle qui prévaut est celle du plaisir à prendre à penser, lire, réfléchir, créer, bref une leçon de plaisir de vivre. Telle est, je l’ai souvent dit, ma petite philosophie.
A.K : Dès que l’on approche l’intériorité d’un personnage – et dans les trois spectacles on s’attarde essentiellement sur un ou deux personnages – on touche à l’universel, donc au présent.
Comment résister est une question qui transcende les époques, de même que celle qui consiste à se demander : comment rester soi-même dans un environnement plus ou moins hostile, comment construire sa vie, quelles relations tisser avec les autres, nos frères et sœurs humains, mais aussi, dans le cas d’Opal, avec la nature, plantes et bêtes. La question écologique, de notre rapport au vivant, apparaît en filigrane dans ce spectacle. Au fond, la Nature peut y être considérée comme le deuxième personnage principal.
– Parlez-nous du bonheur de travailler et de jouer.
AK : En ce qui me concerne je distinguerai nettement le travail de mémorisation, de celui de la construction du spectacle, des répétitions, et enfin des représentations elles-mêmes. Chaque phase comporte ses aspects rudes et ses aspects réjouissants. Le travail de mémorisation peut apparaître parfois comme celui du forçat ! Mais c’est une ascèse qui a ses vertus. Durant le confinement j’ai fait « des italiennes » (se dire rapidement le texte à voix haute pour la mémoire) tous les jours, de manière ritualisée, pendant l’heure de promenade autorisée et, alors que je traversais un deuil familial, cette incorporation de la voix d’une autre, venue de loin et me devenant si proche, m’a donné une force inattendue. Le travail de construction est exaltant car il fait appel à notre créativité et voir le spectacle émerger est toujours une surprise : c’est l’ajustement d’un rêve avec la réalité concrète de la scène. En ce qui concerne les reprises c’est encore autre chose, on ne revient pas sur la mise en scène et il s’agit surtout de revivifier le travail, de déjouer le risque de mécanisation. Le temps qui a passé, avec ses épreuves, apporte parfois un approfondissement, un abandon plus grand.
Jouer devant un public est bien sûr l’aboutissement : pour moi, c’est le plus grand stress (je suis terriblement sujette au trac) et aussi le plus grand bonheur quand l’échange miraculeux avec le public a lieu, quand on sent que les vibrations humaines du personnage que l’on incarne sont perçues, j’ose dire (en cette période masquée) quand on sent le souffle du public, son écoute. C’est étrange, on est alors en communion avec le personnage qui est nourri de nos propres émotions vécues et en même temps en communion avec les spectateurs.
JK : Ah ! Je crois avoir anticipé la question et y avoir déjà répondu. Pourquoi donc à mon âge canonique voudrais-je continuer à affronter toutes les vicissitudes liées à l’exercice libre de l’art théâtral, si ce n’était que je continue à mon profit « la magique étude du bonheur » et je ne le ferais pas si je n’étais pas convaincu que le plaisir intense et irremplaçable que peut prendre l’ami-spectateur à notre théâtre n’était pas le plus souvent consécutif au plaisir que nous prîmes à travailler nos œuvres scéniques et à les jouer.
Propos recueillis par Chantal Vinet.