"Ma vie ne tenait qu'à un fil, et le fil a tenu..."
Cette phrase je l’ai entendue plusieurs fois de la bouche de ma mère.
Au moment où la dépouille de Missak Manouchian entre au Panthéon, où une plaque rendant hommage à ses 23 compagnons fusillés y est apposée, voici un extrait du témoignage de ma mère Rosine Alexandre (1918- 2012), qui fut Résistante dans la MOI (Main-d’œuvre immigrée). Ce témoignage a été publié dans l’ouvrage « Vie et mort des Juifs sous l’occupation » de Myriam Foss et Lucien Steinberg (Plon), 1996.
« C’est en 1941, devant une affiche placardée dans le métro que je pris la décision de m’engager dans la Résistance. Les caractères étaient imprimés en noir sur fond blanc : LES COMMUNISTES ET CEUX QUI LEUR PORTERONT AIDE DE QUELQUE FAÇON QUE CE SOIT SERONT FUSILLÉS, LEURS FEMMES SERONT DÉPORTÉES, LEURS ENFANTS SERONT PLACÉS EN MAISON DE RÉÉDUCATION EN ALLEMAGNE.
Le parti Communiste français avait changé de politique au moment de l’attaque allemande contre l’Union soviétique, le 21 juin 1941. J’estimai alors que là était mon devoir : lutter de mon mieux contre l’occupant, en me consacrant à la Résistance.
Agent de liaison, j’étais chargée, parmi mes diverses tâches de trouver des familles d’accueil pour les enfants juifs afin de les sauver de la déportation. J’étais alors assistante sociale au Service de l’enfance en danger moral, un des secteurs d’enquête du tribunal pour enfants. Mais en juin 1942, en tant que Juive déclarée arborant l’étoile jaune, je n’avais plus le droit d’être en contact avec des « Aryens ». J’ai retiré mon étoile le 17 juillet 1942, après la rafle du Vel d’Hiv. Dans la nuit du 16 au 17, je n’étais pas rentrée chez moi - on se doutait qu’il se tramait quelque chose- mes collègues m’ont abritée chez elles.
Je suis alors entrée définitivement dans la clandestinité.
La Résistance des communistes était très efficace, très organisée et respectait les règles de vigilance et de prudence. Je fus incorporée à la MOI. Bien que paradoxale cette affectation s’avéra judicieuse. Dans le groupe de langue yiddish, constitué essentiellement de Juifs de l’Est, je pouvais rendre de grands services (je n’avais pas d’accent étranger et passait donc plus inaperçue).
Je devais récolter des fonds, trouver des planques, procurer des fausses cartes d’identité, ainsi que des tickets d’alimentation saisis par les FTP dans les mairies. Au sein du Mouvement national contre le racisme, je diffusais le journal J’accuse, qui dénonçait la politique de Vichy. Le Mouvement national contre le racisme (MNCR) éditait aussi des tracts dont un en particulier, décrivant avec précision les horreurs des camps, relatées par un évadé d’Auschwitz. Et j’ai refusé de le distribuer ! Je ne pouvais pas y croire, c’était trop atroce pour pouvoir exister. Cela m’apparaissait absolument impossible, impensable… Je ne pouvais distribuer cela. On nous aurait taxés de folie de la persécution…
J’ai frôlé ou risqué l’arrestation à plusieurs reprises. La première fois, j’étais à bicyclette boulevard Montparnasse. J’aperçus un barrage de police au métro Duroc. Or, j’avais dans ma sacoche un certain nombre de fausses cartes d’identité. Instinctivement, j’ai bifurqué vers le square du Croisic. Mais là, assis sur un banc, un flic en civil m’interpelle : « Police ! Où allez-vous ? » Saisie d’une inspiration, je pris le ton le plus naturel que je pouvais et répondis que je craignais de passer le barrage de police à cause de mon vélo qui n’était pas en règle, n’ayant pas de plaquette d’identité obligatoire sur le guidon. J’étais tout à fait contrite de ma négligence. Le policier s’enquit du contenu de ma sacoche et avec le même calme, je lui ai répondu que j’y avais rangé mon sac et quelques provisions. Il me tança alors sans méchanceté et siffla. Un coup de sifflet qui me glaça le sang avant de comprendre qu’il était destiné à m’ouvrir le passage. Quelques rues plus loin je m’écroulai sous une porte cochère.
Un jour de 1944, je fus envoyée avec Marthe Wolikow* en tant « qu’appât » à la station de la ligne de Sceaux de l’époque, Bourg-la-Reine, afin de couvrir un rendez-vous important avec Trepper. Nous étions liés à l’Orchestre Rouge. Nous avions pleinement conscience de ce pouvait signifier l’arrestation à cette époque. Nous avons eu de la chance et le rendez-vous s’est déroulé comme nous l’avons espéré.
Ma sœur jumelle Françoise connut quant à elle l’arrestation. Elle fut prise à Lyon par la milice le 6 juin 1944. Elle réussit à avaler son aide-mémoire où tout était écrit en code. Elle subit le supplice de la baignoire, on voulait la forcer à vendre ses camarades. Elle voulut se jeter par la fenêtre avant un second interrogatoire mais un des miliciens l’en empêcha en lui disant « fais pas de conneries ». Sans doute que le débarquement des alliés en inquiétait plus d’un, certains commençaient à retourner leur veste et sa liberté put finalement être « rachetée » pour 10 000 francs.
Si au sortir de l’épreuve, nous avons inconsciemment occulté le poids de ces années terribles, aujourd’hui, alors que notre génération approche de la tombe, le souvenir rejaillit avec la violence d’un volcan. Les jeunes générations veulent savoir et se souvenir. Merci à elles. »
* Dans les années soixante il m’arrivait d’accompagner ma mère chez Marthe Wolikow qui était dentiste. Je ne comprenais pas pourquoi elle appelait ma mère Dominique… jusqu’à ce que j’apprenne que c’était son nom de Résistante…
Témoignage transmis par la fille de Rosine Alexandre, Aline Karnauch.