L’enquête, de Gérard Leray
Une photo a bouleversé la vie de Gérard Leray, professeur d’histoire à Chartres. Cette photo, ce n’est pas n’importe laquelle, c’est celle de la célèbre tondue prise par Robert Capa le 16 août 1944 au cœur de la cité épiscopale eurélienne. Ce cliché, représentant une femme au crâne rasé portant son bébé dans les rues de la capitale beauceronne sous les huées de la foule, ne laisse effectivement pas indifférent. Au-delà de ce qu’elle peut véhiculer sur le comportement d’une population libérée après une période d’occupation, on retient à la fois l’humanité et l’esthétique de cette image. Notre regard est interpellé par ce tirage en noir et banc, qui a ouvert la voie au photojournalisme moderne. Les expositions du Prix Bayeux Calvados des reporters de guerre nous le rappellent chaque automne dans la capitale du Bessin.
Il y a une dizaine d’années, Gérard Leray publiait l’histoire de la tondue de Chartres, en collaboration avec Philippe Frétigné. Désireux de traverser le miroir, l’historien a mené une incroyable enquête pour retrouver les protagonistes de l’époque et notamment Simone Touseau, l’héroïne malgré elle de cette photo. Et pour aller encore plus loin, Gérard Leray nous propose dans son dernier livre L’enquête, les clés de ses investigations pour en savoir plus sur la famille Touseau, des personnes prises sur la photo et des témoins qui ont connu les Touseau au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Transformé en véritable détective, Gérard Leray a suivi toutes les pistes le conduisant des Archives nationales et départementales à des voyages en France, en Allemagne et aux États-Unis, pour retrouver notamment l’amoureux de Simone Touseau, un soldat allemand cantonné à Chartres. En bon enquêteur, il est également parvenu à localiser le bébé de la photo qui ne veut pas être médiatisé. Un choix qui se comprend et que Gérard Leray a respecté. Au cours de ses recherches, l’historien narre la vie de Simone Touseau avant la Libération, son incarcération, son procès et son existence jusqu’à sa mort en 1966.
Se lisant comme un polar, L’enquête de Gérard Leray est une bien belle leçon d’investigation, mais aussi un moyen de mieux comprendre cette période de la Seconde Guerre mondiale où les comportements humains ont fait appel à ce qu’il y a de plus bas chez l’homme.
L’Occupation, les restrictions et la guerre justifient-elles qu’un groupe d’hommes s’en prennent à des femmes, qui auraient abusé de la « collaboration horizontale » avec l’ennemi ? Même si Simone Touseau est loin d’avoir eu un comportement exemplaire au cours de cette période, visiblement Erich Göz a été l’amour de sa vie. Fallait-il que la vengeance de ces quatre années d’occupation passe par la tonte des femmes sous le contrôle d’hommes retrouvant leur rôle de mâle alpha ? La réponse est évidemment non. Les années passent et la gêne continue de planer sur un des sujets les plus tabous de la Libération et le plus honteux aussi.
Pascal Hébert
L’enquête, de Gérard Leray, Ella Éditions, 176 pages, 17 euros.
La tondue 1944-1947, de Gérard Leray et Philippe Frétigné, éditions Vendémiaire, 2011, réédition augmentée en 2018, réédition chez Tallandier en 2020.
Interview de Gérard Leray :
« Simone Touseau appartient à l’histoire de Chartres »
Tu es l’auteur d’un livre sur la tondue de Chartres déjà bien documentée. Que nous apporte ce nouvel opus ?
Il est l’histoire de l’histoire de Simone Touseau. L’enquête raconte, sous la forme d’un journal de bord, toutes les étapes de mes investigations, de 2008 à aujourd’hui, les découvertes, les rencontres, les émotions, les échecs, les colères et controverses. Je fais le pari qu’il pourra inspirer les chercheurs obsédés par la quête de la vérité historique.
Tu dis avoir été fasciné par la photo de Capa sur la tondue de Chartres. Qu’est-ce qui t’a marqué ?
Cette fascination remonte à ma propre adolescence. J’avais quatorze ans quand j’ai découvert cette photo. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai été subjugué par la « beauté dramatique » de la scène. J’ai immédiatement plaint la femme et l’enfant, et maudit la foule vengeresse. La photo de la tondue de Chartres m’a ainsi accompagné dans mon métier d’enseignant pendant plusieurs décennies. Et à l’approche de la soixantaine, je continue d’être révolté contre les inhumanités. Celle révélée par Capa a été un marqueur essentiel de ma vie.
« Remuer la boue »
On a l’impression que cette affaire est une véritable pelote de laine. Plus tu avançais dans tes recherches, plus de portes s’ouvraient. Avais-tu conscience de pouvoir aller aussi loin ?
Au départ, je suis parti dans l’inconnu. J’ai gratté avec obstination toutes les pistes qui se présentaient, jusqu’aux plus hypothétiques et dérisoires. J’ai eu de la chance. Rapidement, les portes se sont ouvertes, les unes après les autres. Le plus fort émotionnellement a été d’établir le contact avec la famille du fiancé allemand de Simone Touseau.
Comment expliques-tu les réactions des lecteurs ou témoins gênés par cette histoire ?
Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir assumer facilement son passé « négatif ». Pensez notamment à la guerre d’Algérie… Au début de ma recherche, en 2009, j’ai essuyé des critiques virulentes à l’occasion d’un appel à témoignages dans la presse locale : certains Chartrains m’ont reproché de vouloir remuer la boue. Ma motivation en a été décuplée… Ceci dit, à la sortie de La tondue 1944-1947 en 2011, aucune critique assassine n’est venue ternir le tableau. Ça m’a rassuré sur la capacité du genre humain à évoluer.
Que penses-tu du comportement de la famille Touseau au cours de cette période trouble ?
Les Touseau sont représentatifs de la sociologie chartraine de la ville haute, autour de la cathédrale. Sans être militants politiques, ils appartiennent à la souche ultra-catholique, antidreyfusarde, anglophobe et pétainiste. Pour faire court, l’occupation allemande n’a pas constitué pour eux un traumatisme insupportable.
La vie de Simone Touseau a été conditionnée jusqu’à sa mort par cette affaire. Pouvait-elle, comme d’autres femmes ayant connu le même sort, sortir sans dommage de cette histoire ?
Je ne crois pas, d’autant que Simone Touseau a assumé jusqu’au bout ses convictions pro-nazies. Sa tonte déshonorante concomitamment avec la mort de son fiancé allemand sur le front soviétique ont généré sa dépression mortelle quelques années plus tard.
Simone Touseau et Erich Göz, c’est une histoire d’amour arrêtée par les barbelés de la guerre. Que t’inspire cette relation pendant l’Occupation ?
L’histoire de Simone et d’Erich est assurément un remake contemporain de la tragédie de Shakespeare Roméo et Juliette, sur le thème de l’amour impossible en temps de guerre. Et elle se termine vraiment tragiquement…
Un bébé est né de cette relation, lui aussi est un dommage collatéral de la guerre. Comment peut-on vivre, voire survivre, avec une telle lignée familiale ?
On ne choisit pas sa famille. Je le dis en connaissance : le « bébé » a vécu un chemin de croix. Il avait deux solutions : assumer l’héritage ou le refuser. L’enfant de Simone Touseau a choisi la deuxième solution. Je le regrette en tant qu’historien, mais je respecte infiniment ce choix.
« Simone Touseau admirait le régime nazi »
Cette affaire de la tondue de Chartres n’aura-t-elle pas eu le mérite de mettre en lumière et de ne pas oublier cette honte de l’histoire de la Libération ?
Vous avez raison. Simone Touseau appartient à l’histoire de la ville de Chartres. Rendez-vous compte que la photographie de Capa est connue dans le monde entier ! Nous devons collectivement assumer cette histoire.
Pourrons-nous un jour regarder en face les pages sombres de notre histoire ?
J’espère… Nous n’avons pas le droit d’oublier. Nous apprenons du passé. Nous avons le devoir de le brandir à destination des générations futures, de nous inspirer de lui pour éviter de rééditer les fautes, les folies, les abominations.
Avec ce travail, quel message veux-tu adresser à un peuple qui lorgne de plus en plus vers la droite extrême ?
Que les idéologies qui prônent les exclusions sont mortifères, conduisent l’humanité à sa perte. Simone Touseau admirait le régime nazi. Elle est morte socialement et prématurément à cause de lui. Et c’est terrible…
Propos recueillis pas Pascal Hébert.
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