L'élection présidentielle, le Donbass et les abeilles

Silence de stupeur parmi les électeurs et militants soucieux de la survie de la planète et des hommes qui l'habitent. Le président sortant a ce qu'il voulait : être avec MLP dans un bateau - qui tombe à l'eau ? Nous voici, tous les Français, embarqués sur cette galère, y compris ceux d'entre nous qui jurions il n'y a pas si longtemps que nous n'irions pas le repêcher : pas question de voter pour lui, pas question de sauver la mise une fois de plus.

Eric Piolle dit gentiment, avec humour, que « les castors sont fatigués » ; je les crois, moi qui en suis, et depuis bien des décennies, révulsés. A la clef, un second mandat pour l'élu élyséen , qui ne sera pas la politique foutraque (et certes déjà à l'opposé de l'écologie et de la justice sociale) d'un Chirac, mais bel et bien la dernière main à une affectation en règle au privé des services et des trésors de la République.

Or, voici que se multiplient les oeillades d'EM à la gauche, après qu'il a aspiré pas mal de cadres et d'élus issus des rangs socialistes (par quelle ambition, quelle vanité ceux-là sont-ils mus ?). Le tout sur fond de guerre en Europe, et d'une menace d'embrasement que peu de gens envisagent en France : le président trouve excessif le mot de « génocide » pour qualifier les massacres en Ukraine perpétrés par les hordes poutiniennes, tandis que son adversaire endort avec son slogan de pouvoir d'achat. En attendant, la France achète toujours le pétrole et le gaz russes. Tant que le ventre et le réservoir sont pleins… Vous trouvez que je m'éloigne du sujet ? A voir.

Débats entre amis

Nous sommes tous liés à des gens qui iront dimanche 24 avril glisser dans l'urne un bulletin « Macron » sans le soutenir, sans rien attendre de bon ; et pas moins à d'autres qui ne se déplaceront pas, ou voteront d'un bulletin blanc,  ou d'un « nul », quand bien même une possible victoire lepéniste les exposerait au seul recours d'un activisme forcément dangereux. Les arguments ont été retournés dans tous les sens. Oui, à Chartres, nous connaissons par trop ce qu'est la droite avide et autoritaire, qu'elle porte ou non le qualificatif d'extrême, et pour rien au monde nous ne souhaitons ce malheur au pays tout entier. Mais tant de morgue à l'oeuvre, tant de machiavélisme de la part de ce président affiché démocrate et réputé habile, qui a usé de tous les ressorts des institutions de la Vème République, donnent envie de le mettre en échec.

Dupont-Moretti garde des Sceaux, Darmanin à l'Intérieur, Blanquer à l'Education : autant de survivances du règne Sarkozy, qui a bénéficié, dans son parcours  judiciaire, des entraves infligées aux juges tout au long de ce quinquennat. D'ailleurs, vous avez noté que ce dernier appelle au  vote en faveur de l'actuel locataire de l'Elysée. Les pires tricheurs nous obligent ainsi à rejoindre leur côté, ce qui ressemble à un bouclier électoral, comme dans les guerres les moins regardants des belligérants utilisent les civils pour mieux neutraliser l'armée d'en face. Vous n'oserez pas déclencher votre offensive dans les urnes, puisque vous et les vôtres seriez les premiers à en pâtir : presse muselée, gouvernement à coups de 49-3, police aux ordres, répression, culture définitivement sacrifiée. En effet, nous avons beaucoup à perdre pour faire perdre EM.

Un jeu suicidaire ?

Ceux d'entre nous qui aujourd'hui discutent entre eux civilement (même si le ton peut monter) sont évidemment écoeurés, bien conscients que le principe électif est, de fait, bafoué. Gagner le pouvoir - ou s'y maintenir - résulte ainsi du cynisme le plus décomplexé (ce fameux « j'assume » par lequel  les candidats font passer leurs idées les moins admissibles, ou croient justifier leurs actes politiques les moins avouables). Le second tour pousse à l'extrême la violence faite à l'électeur : cautionner un programme (à supposer qu'il soit stable, et pas en constante variation électoraliste) auquel il n'a pas eu la moindre part.

Si les partis s'en tirent désormais aussi mal, c'est bien parce que les citoyens ne se reconnaissent en rien dans une suite de propositions toutes bouclées quand, sur le modèle de la Convention citoyenne pour le Climat, il eût été possible, non seulement de faire émerger de l'intelligence collective des prises de conscience et des mesures de sauvegarde, mais encore de déclencher le sentiment qu'en se retroussant collectivement les manches, on répondrait aux défis de l'écologie et de la géopolitique. La condition de cette concorde, c'est la redistribution des richesses : sans ce préalable qui rassurerait ceux qui se sentent oubliés et rétablirait de la justice sociale, on ne peut susciter l'élan généreux qui permet d''enclencher des réformes peut-être difficiles, mais vitales pour la société, pour l'Europe, pour le monde. Aucun programme n'a mis en avant la proposition d'une vaste réforme fiscale. Seuls des amendements ont été envisagés par les plus audacieux ; mais aucune remise à plat d'un système sclérosé, qui a accumulé contradictions et inégalités au fil des retouches depuis Giscard. C'est incompréhensible que la gauche et les écologistes n'en aient pas fait une priorité. Evidemment, les deux candidats en lice maintenant n'en veulent ni l'un ni l'autre.

Et nous voici aujourd'hui dans le réduit démocratique préparé depuis cinq ans par le président en campagne permanente, affligés d'un non choix, si l'on considère les attentes initiales : la Primaire populaire, en dépit de débats sérieux et de la présence de veilleurs comme Dominique Méda ou Pierre Larrouturou, s'est crashée dans la nostalgique (?) convocation de Mme Taubira, et la gauche n'a pu s'unifier parce que des messieurs qui estimaient leur tour venu (même si c'était un retour !) n'ont pas voulu envisager de laisser place à une candidature nouvelle, reposant sur une authentique participation citoyenne, pas sur de mécaniques primaires, qui aurait rassemblé sur les priorités : la justice (comme principe social et comme institution), la santé, l'éducation, la culture, toutes réinventées selon le prisme écologique. La Cinquième est malade de ses hommes providentiels - de ceux qui se rêvent tels.

Farce ou tragédie ?

La campagne à droite et à l'extrême-droite participait des deux, entre grand remplacement et karchérisation, réponses honteuses à des questionnements tordus qui laisseront des traces dans les esprits longtemps après les joutes, on peut le craindre. Le président en titre devait se frotter les mains, puisque les médias rendus sous son règne de plus en plus uniformes et irresponsables, acharnés à dévaluer le discours politique, ont permis cette campagne en rase-mottes, dont les sujets prégnants, à commencer par l'urgence écologique, ont été évacués.

Depuis le 24 février, en parallèle de cette campagne par bien des côtés indigne, nous assistons à l'agression de notre voisin ukrainien par le pouvoir russe, que les puissants de tout l'Occident ont nourri, ménagé, enrichi à coups de contrats d'énergies fossiles et d'armement (qu'aurait-il fait, ces derniers temps, des  deux porte-avions « Mistral » que le clan Sarko avait voulu lui vendre à tout prix ?). Attrait des fortunes, mépris des populations, incrédulité des politiques et de l'électorat parce que les marchés commandent. Après Grozny, après Alep, entre autres cités martyres, les villes d'Ukraine sont impitoyablement aplaties. Pourtant, aucune décision n'est prise en France ni dans l'Europe que préside en ce moment EM concernant les fournitures de gaz et de pétrole ; seule l'Italie a amorcé des alternatives. Quant à l'adversaire du sortant, débitrice du Kremlin, elle n'a pas renoncé à sa collaboration objective avec l'hydre russe.

Histoire d'Ukraine

L'élection présidentielle française ne peut être isolée des événements affolants qui se déroulent à quatre heures d'avion. Sûr de son talent diplomatique, pour ne pas dire de son charme irrésistible, le président qui s'est rendu à Moscou et qui téléphone au dictateur russe, a déjà effectué bien des tours de piste partout où s'affairent les décideurs planétaires, au Liban, en Libye, notamment. Résultats non probants ; doit mieux faire. On peut lui suggérer, une nuit d'insomnie, d'ouvrir le roman d'Andreï Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe, Les Abeilles grises, écrit en 2019.

Cette histoire crée l'empathie avec les habitants de l'est de l'Ukraine occupé depuis 2008 et ceux de Crimée, sous le joug russe depuis 2014, qui vivent dans une guerre permanente et imprévisible, en butte au racisme, à la délation et à la surveillance omniprésentes. Demi-vie, manque de tout (l'électricité, c'est fini depuis longtemps dans les campagnes), terre brûlée, défiance et entraide. Le héros, apiculteur, entreprend, du Donbass où il vit, à la Crimée, un voyage périlleux pour faire butiner ses abeilles en paix. De son odyssée, ponctuée de douloureuses expériences et de bonheurs furtifs, il conclut que « Non, les hommes ne valent pas les abeilles. », en ce que ces industrieuses sont, elles, irréprochables dans leur mission au sein de la communauté.

On n'imagine pas sans effroi une passation de pouvoir entre EM et MLP : il faudra se résigner, et appliquer un pragmatisme raisonnable, (re)voter pour un président qui a trompé constamment le pays qu'il gouverne, sous peine de passer sous un pouvoir brutal, d'un populisme dégoûtant. Chacun décidera, selon la formule consacrée, en son âme et cosncience. A coup sûr, les abeilles seront parmi les victimes de cette élection, quel que soit le bulletin qui sera glissé dans l'urne.

Chantal Vinet, présidente de l'association Chartres Écologie