Le dessous des cartes : un réseau autoroutier peut-il en cacher un autre ?

La lecture du dernier numéro de Votre Agglo ressemble à un faire-part : nous sommes heureux de vous annoncer la naissance (prochaine) de l’A154 ! Cette autoroute, que nous appelions toutes et tous de nos vœux, va enfin être réalisée ! Au nom du développement économique de notre département, et du désengorgement de la pauvre Ile-de-France voisine, bienvenue au « chaînon manquant » ! Ce surnom est un peu étrange, car dans la théorie de l’évolution, un chaînon manquant correspond à un trou, dont le comblement permet de relier deux systèmes jusqu’ici séparés. Donc, jusqu’à aujourd’hui, on ne pouvait pas faire le tour de l’Ile-de-France, ou relier le sud de la France et la Normandie par autoroute ? Une carte de France vient illustrer le propos, en bas de la page 17 de Votre Agglo.

Assez simple, cette carte présente en bleu les « itinéraires routiers principaux » et en orange le projet A154. Et puis, pour bien les situer, les villes de Chartres, Orléans, Le Mans et Rouen, ainsi que Paris. La capitale semble bien esseulée, on ne peut pas y accéder par une route ou une autoroute ?! Ah oui, la carte parle de la ceinture autoroutière de l’Ile-de-France. Donc on ne trouve, par exemple, ni l’A 10, ni l’A13, ni l’A1, etc… Ainsi cette carte donne-t-elle l’impression que pour relier Orléans à Rouen, il faut absolument emprunter l’A154. Idem pour la liaison Le Mans – Rouen : il faut passer par Chartres.

En comparant cette carte avec celle du réseau autoroutier français, on se rend compte que certains chaînons autoroutiers, déjà existants eux, ne sont pas mentionnés sur la carte de Votre Agglo. Telle l’A 28, qui relie Le Mans à Rouen ! Alors pourquoi cette sélection dans le réseau routier français, qui donne l’impression qu’à Rouen, on ne peut que se rendre au Havre ou contourner Paris ? Pourquoi les grands axes qui desservent les pays d’Europe du nord ne sont pas représentés, alors que l’Europe du sud, plus lointaine, est bien mentionnée (Italie, Espagne) ? Rappelons ici qu’un des arguments de vente de l’A154 est que le port de Rouen est le débouché naturel des produits céréaliers de la Beauce. Le fret ferroviaire ayant été abandonné, on priorise le transport routier.

Une lueur d’explication est venue de Rouen, justement, où la construction du contournement autoroutier (A133 – A134) de l’agglomération vient d’être annoncée par le même Jean Castex. Ce contournement est le chaînon manquant, comme l’A154, pour parachever un des grands rêves européens du fret routier : relier l’Espagne aux Pays-Bas en contournant Paris à l’ouest. Dans 10 ans, quand tout cela sera fini, les camions pourront traverser l’Europe du nord au sud, sans quitter le réseau autoroutier. Une aubaine pour les péages, une moins bonne nouvelle pour les riverains des autoroutes, qui recueilleront les nuisances et toute la circulation parallèle.

Mais les camions, dans notre secteur, passeront-il par l’A28 ou par l’A154 ?  Cela dépendra des tarifs, bien sûr ! Et pour satisfaire le futur concessionnaire, heureux élu de l’A154, rien de tel qu’une corbeille de la mariée bien garnie. Les usagers et contribuables de l’Eure-et-Loir l’ont compris : les tronçons de RN154 déjà sécurisés vont devenir payants. Les habitants de l’Eure vont bientôt l’apprendre : leur tronçon de 2X2 voies gratuite de RN154 va devenir très appétissant ! Comment cela ? Il resterait un tronçon gratuit entre Orléans et Rouen ? Alors que tout le tracé est payant entre Le Mans et Rouen ? On aimerait bien voir ça !

En tout cas, nous, habitants de l’Eure-et-Loir, n’avons pas fini d’en voir passer, des camions. C’est bien ce que prévoient les décideurs de l’A154. Cerise sur le gâteau ? Des parcs logistiques à perte de vue, peuplées d’immenses hangars pour camions. L’exemple est sous nos yeux, à Artenay, où des centaines d’hectares de terres agricoles, de part et d’autre de l’A10, ont été transformées ces dernières années en hub autoroutier sans âme. N’en doutons pas : de tels projets vont voir le jour entre Lèves et Poisvilliers, ou de Tremblay-les-Villages jusqu’au sud de Dreux.

Ce ne sont donc pas seulement 400 hectares de terres agricoles qui vont être artificialisées en Eure-et-Loir pour le projet A 154 ! Le concept de Zéro artificialisation nette, pourtant inscrit dans la Loi Climat a-t-il donc déjà vécu, de même que la décarbonatation de l’économie ou la transition écologique ? Dans dix ans, si ces projets aboutissent, où seront leurs décideurs pour répondre de leur responsabilité dans ce massacre ?

Grégoire Bailleux, adjoint au maire de Gasville-Oisème