La tondue de Chartres, version Julie Héraclès
Vous ne connaissez rien de moi (JC Lattès). Le titre est déroutant, à l’eau de rose. Il révèle cependant la noirceur du personnage principal, par ailleurs tourmenté, fragile, décalé. Comme la vraie Simone.
Le procédé narratif. La journée du 16 août 1944 constitue la colonne vertébrale du récit, avec une succession de flash-backs. Je regrette que l’histoire s’arrête le 16 août 1944. L’emprisonnement, l’exil, la déchéance progressive de l’héroïne jusqu’à sa mort en février 1966 ne sont pas envisagés.
Les personnages.
- Simone, le seul vrai prénom conservé : la romancière a relativement bien cerné son personnage : esprit frondeur, dominateur, calculateur, revanchard, vengeur. Par contre, je doute de sa compassion pour les juifs persécutés. Je doute également que dans la vraie vie elle considéra son amoureux allemand comme un pigeon. Elle en fut authentiquement éprise dès le début.
- Madeleine, la sœur aînée, Annette en réalité. Est décrite comme faible, d’intelligence moyenne et malléable. Au contraire, Annette, qui a tout sacrifié pour aider sa famille, fut une personne forte et socialement respectée, y compris par Simone.
- Jacqueline, la mère, Germaine en réalité. Acariâtre, méchante, mais pas du tout alcoolique. Simone lui doit son imprégnation extrémiste.
- Le « Vieux », le père, Georges en réalité. La romancière insinue qu’il n’est pas son père biologique, décrit la haine de Simone envers lui, un homme minable, qui s’écrase devant les femmes de son foyer et tout le monde. Ce n’est pas exact. Georges était un travailleur forcené, un « brave homme », respecté comme tel en ville. Cependant, la relation entre Georges et Simone était souvent houleuse...
- Françoise, le bébé de Simone. Son prénom a été heureusement modifié.
- Eva Mérole, Ella Amerzin-Meyer en réalité (1911-2016), la collègue de travail de Simone auprès de l’administration allemande. Un démon authentique, machiavélique, méchante, jouisseuse, libérée. A effectivement eu en septembre 1942 une fille (Victoire dans le roman, Ella dans la réalité - la mère lui a donné son propre prénom), mais pas du chef de la SIPO-SD (Lorenz Kreuzer - même si elle a été ultérieurement sa maîtresse). La romancière a repris la thèse avancée dans le livre qui raconte la vraie histoire (Gérard Leray et Philippe Frétigné, La tondue 1944-1947, Vendémiaire, 2011) : elle a joué un rôle dans la dénonciation, l’arrestation et la déportation de cinq des voisins des Touseau en février 1943 qui harcelaient Simone en lui reprochant d’être une « poule à Boches ». Sur l’oreiller, elle aurait convaincu Lorenz Kreuzer de faire procéder à la rafle des voisins, afin que Simone puisse se venger d’eux. Est-ce Simone qui lui a demandé ce service ? Peut-être... Ce personnage d’Eva Mérole aurait mérité d’être plus étoffé dans le roman. Dans la réalité, Ella et Simone entretenaient d’excellentes relations amicales. Jusqu’au départ d’Ella le 15 août 1944, la veille de la Libération de la ville (le roman lui fait quitter la ville bien avant). Quant à moi, j’ai cherché jusqu’à la mort de la dame en 2016 près d’Hanovre à vérifier son implication réelle dans la rafle. Elle a refusé de me répondre… Et ses archives dont j’ai hérité grâce à sa fille sont muettes sur ce sujet.
- Otto, Erich dans la réalité. A noter que c’était le prénom du frère aîné d’Erich, le fiancé de Simone Touseau. Otto est mort en 1945 à cause du diabète et de la pénurie de médicaments.
- Elisabeth, la sœur d’Otto, Johanna dans la réalité, décédée en 1999. Jusqu’au bout, elle a essayé de renouer avec le « bébé » de Simone qui avait coupé les ponts avec sa famille allemande au début des années 1980 (au moment de son mariage).
- La romancière prend la liberté d’inventer un frère (Erich), assassiné par la Gestapo parce qu’opposant au nazisme et le suicide de leur mère en conséquence. Dans la vraie vie, la mère est morte en 1936… La famille Göz était conservatrice, très puritaine dans son luthérianisme, mais effectivement pas nazie.
- Herbert, l’officier allemand ami d’Otto. Dans la vraie histoire, il s’appelait Emil Maute, soldat du rang, pas officier. Erich s’est servi de lui comme boîte à lettres pour sa relation épistolaire avec Simone après son départ pour le front soviétique.
Les erreurs. On retrouve dans le roman la trame quasi complète des faits réels. J’ai noté cependant quelques erreurs ou arrangements avec la réalité :
- La romancière évoque un seul photographe pour la journée du 16 août 1944. Or, ils étaient deux à couvrir la libération de Chartres le 16 août 1944 : Robert Capa (apatride, à l’époque) et un Américain, Ralph Morse. Leurs clichés ont été publiés dans le Life magazine du 4 septembre 1944.
- Non, Robert Capa n’était pas "très grand" (1,67 mètre) !!!
- Simone Touseau a été marquée au fer rouge et tondue, mais n’a pas eu les fesses plongées dans un baquet d’eau froide. La romancière a utilisé ce supplice supplémentaire pratiqué ce même 16 août 1944 à Nogent-le-Rotrou à l’encontre de dix-huit femmes, également tondues (voir mon livre Les tondues de Nogent-le-Rotrou, histoire d’un tabou, éditions Ella, 2017).
- Erich n’était pas officier mais homme du rang, affecté à un régiment de la territoriale. Encore moins responsable de la propagande à la Feldkommandantur !
- La répression suite à l’attentat - dérisoire (trois livres endommagés) - à la librairie militaire de la rue du Bois-Merrain (15 mars 1942) n’a pas été menée par le chef de la SIPO-SD (ce service s’implantera à Chartres seulement à partir de juin 1942, dirigé par Lorenz Kreuzer, le Schneider du roman), mais par le commissaire de police français Charles Porte (proche de Jean Moulin...). Parmi la dizaine de militants communistes rapidement arrêtés, quatre seront effectivement fusillés le mois suivant (30 avril) comme otages, après un attentat commis par la Résistance en région parisienne.
- La vraie Simone, travaillant pour les Allemands, se plaignait régulièrement d’être mal rémunérée par eux, contrairement à ce qui est écrit dans le roman.
- Simone Touseau n’est pas partie travailler volontairement en Allemagne en juin 1943, mais en septembre 1943.
- Simone a appris la mort d’Erich pendant sa détention, dans la seconde moitié de 1945, et non pas avant la Libération.
Les événements improbables.
- La relation amicale de Simone avec une jeune juive.
- L’avortement clandestin de Simone.
- Simone n’aurait sûrement pas aidé des terroristes à échapper aux services de répression.
- La manifestation patriotique du 14 juillet 1942 à Chartres n’a jamais eu lieu. Soyons clair : la résistance locale fut très très très tardive, et marginale jusqu’à la Libération.
- Eva Mérole (Ella Amerzin-Meyer) n’est pas à l’origine du départ d’Otto (Erich) sur le front de l’est en novembre 1942. Plus sûrement, c’est la relation ostentatoire du couple Erich-Simone dans les rues de Chartres au vu et au su de tous qui a provoqué la sanction.
- Contrairement à ce qu'écrit la romancière, la rencontre à l'hôpital en Allemagne entre la famille d’Erich Göz et Simone en septembre 1943 fut fortuite. Erich et Simone n’ont jamais officialisé leur amour. Je tiens ces informations de mes relations amicales depuis dix ans avec la descendance de la famille d’Erich Göz en Allemagne (près de Stuttgart).
- La modification de l’état-civil de Françoise, le bébé de Simone. L’enfant de Simone est réellement né « de père inconnu ». Impossible qu’il en soit autrement.
Le style. La narration à la première personne avec le parti-pris de l’expression vulgaire, argotique, me gêne beaucoup : « Clamsé », « Clébard », « Fric », « Goule », « Bordel », « Nichons », « Fric », « Connard », « Gonzesse », « Plouc », « Nase », « J’avais de la merde dans les yeux », « Grognasse », « Je me barre », « Ces mecs qui me matent le cul », « Se pieuter », « Bidoche », « Les emmerdes », « Douiller », « Que dalle », « Faut être con », « Frangine », « Ton jules », « Se faire tringler », « Piaule », « Soutif », « Moche comme un cul », « Sauciflard », « Bougez-vous le fion », « Rien à croûter », « Ils dégueulent leurs bronches », « Faire la tronche », « Le vieux a beuglé »… Assurément, la vraie Simone ne s’exprimait pas de la sorte.
Enfin, je salue la discrétion de la romancière sur le « bébé », âgé aujourd’hui de 79 ans. Toutefois, sa descendance (deux enfants) et lui-même risquent de ne pas apprécier les portraits déformés de la famille… Sans entrer dans les détails, le « bébé » est psychologiquement très perturbé. J’ai dû moi-même supporter son ire dès notre premier contact en 2009. Compliqué…
Gérard Leray
Illustration : Germaine Villette et Simone Touseau, la mère et la fille, dans le registre d'écrou de la maison d'arrêt de Chartres, daté du 6 septembre 1944 (source : archives départementales d'Eure-et-Loir).