La gérance myope
Au sens premier, « gouverner », c’est diriger un bateau à l’aide du « gouvernail ». Par définition, celui qui tient le gouvernail sait d’où il vient, sait où il est et sait où il va. Par extension, le mot « gouverner » signifie également diriger un pays et devient synonyme de régner. Dans ce cas, celui qui assure la gouvernance conserve la même mission que le capitaine du navire : il doit savoir d’où il vient, où il est et où il va.
D’où vient-on ? Une dizaine d’années après la Libération, l’économie est repartie et, à partir des années 1955/1960, la soif d’équipement a boosté le commerce. C’est à cette époque que des formes nouvelles de distribution ont vu le jour. Les grandes surfaces sont apparues, en général dans la périphérie des villes, et ont progressivement fait disparaître les boutiques des centres-villes. A partir du 5 octobre 1967, date de l’ouverture de Carrefour à Chartres, le commerce du centre-ville a périclité et de nombreuses boutiques ont rapidement disparu. On se souvient avec nostalgie de « La Ruche » de la porte Morard ou de la place Drouaise, de « Félix Potin » ou des charcuteries, boulangeries ou épiceries de la rue du Bourg ou de la rue du Bois-Merrain. Dans la foulée, d’autres grandes surfaces sont apparues – Leroy Merlin, Darty, But, Kiabi… – et c’est avec la même nostalgie qu’on évoque la droguerie Boyenval de la rue de la Tonnellerie, la quincaillerie Patron, les meubles Bucher, les appareils électro-ménagers Baillon ou Bouquard sans oublier « La Maison verte » et « la maison du caoutchouc ». C’est le passé. Le temps des achats dans des boutiques ne vendant qu’une catégorie de produits est révolu.
Où est-on aujourd’hui ? Actuellement, la distribution et la vente des produits – tous les produits – est très majoritairement, pour ne pas dire quasi exclusivement, assurée par les grandes surfaces qui se sont regroupées dans des zones équipées de vastes parkings : La Madeleine à Chartres, La zone de la Torche à Barjouville, le long de la rocade de Mainvilliers, Lucé. Pour élargir aux services, des galeries marchandes ont été créées où l’on trouve des coiffeurs, pressings, bars, fleurs ou fabrication de clés. Il est à noter que si la vie de ces commerces est difficile dans les galeries marchandes annexées aux grandes surfaces, c’est une catastrophe pour celles qui ont tenté de s’implanter en centre-ville (Galerie de France ou Noël Ballay, par exemple). C’est le présent. On en est au temps des achats dans des grandes surfaces, même si on constate que les consommateurs supportent de plus en plus mal ces grandes structures et s’orientent vers d’autres modes d’achats : les Drive et le commerce en ligne.
Où va-t-on ? C’est la question essentielle que doit se poser tout « gouvernant ». Qu’on le veuille ou non, la distribution s’oriente à très court terme vers davantage de commerce en ligne avec des livraisons rapides à domicile ou dans des Drive-relais. Amazon investit massivement dans le Loiret et figure déjà dans le Top 10 des employeurs du Loiret. De petit libraire en ligne à ses débuts il y a 24 ans, Amazon a pris une place prédominante dans tous les domaines de la distribution : nouvelles technologies, vêtements, loisirs, alimentation. Amazon n’entend pas s’arrêter là, comme en témoignent les gigantesques installations récemment implantées à Saran et Gidy. Des investissements colossaux qui ne visent pas seulement la France, pas même l’Europe, mais le monde entier. Ce sont des signaux qui annoncent les ambitions d’Amazon qui, entre autres, vise le marché de la santé. Il y a fort à parier que, dans quelques années, on n’achètera plus les médicaments prescrits sur ordonnance chez son pharmacien mais chez Amazon parce qu’il aura réussi à casser les prix et à livrer en un temps record. C’est l’avenir. Les hypermarchés et les grandes surfaces, tout comme les pharmacies, vont progressivement disparaître au profit de cette nouvelle forme de commerce. La gouvernance du groupe Carrefour l’a d’ailleurs bien senti et a déjà annoncé sa politique d’avenir pour tenter de s’adapter : faire de la proximité et du service. Il est certain qu’on verra la démolition de Carrefour Chartres tel qu’il est aujourd’hui, mais certainement pas pour être remplacé par une structure encore plus grande.
Gouvernant ou gérant ? Qu’il soit maire ou président d’une communauté de communes, peut-on qualifier de « gouvernant » un élu qui veut pour Chartres un plateau nord-est aménagé en fonction des critères en vigueur aujourd’hui ? Celui qui gère la situation présente et décide avec les données du présent pour seul horizon n’est pas un gouvernant mais un « gérant ». S’obstiner à maintenir ce projet en l’état ne relève pas d’une gouvernance clairvoyante mais de la gérance myope.
Sur un bateau, gérer la voilure en fonction du vent du moment relève de la compétence d’un second-maître, pas d’un grand capitaine.
La rédaction de Cactus