Jean Moulin et l'Eure-et-Loir (8)
Jusqu’à la mi-août 1940, la désorganisation originelle du régime de Vichy permet au préfet Moulin d’échapper à la tutelle de sa hiérarchie. Il profite de « l’accalmie » pour reconstituer l’exécutif de son administration départementale avec les moyens du bord, à sa sauce personnelle, en modèle commando. Il reconduit l’arabo-berbère Chérif Mécheri dans son poste de sous-préfet de Châteaudun. Il propulse son fidèle chef de cabinet Jean Decote au grade de secrétaire général intérimaire de la préfecture. Charles Porte, commissaire de la police de sûreté de Chartres, constitue son bras armé. Enfin, Moulin surprend le microcosme local en imposant Maurice Viollette à la sous-préfecture de Dreux en remplacement du titulaire fuyard Jean Ressier. (*)
La provocation est évidente, et elle indignera les soutiens du nouveau régime durant les quatre mois suivants : à l’heure où Vichy légifère à la hussarde pour éradiquer les sociétés secrètes jugées responsables du malheur de la France, c’est l’une des plus grandes figures de la franc-maçonnerie eurélienne qui est choisie par le préfet comme représentant de Vichy dans le Drouais, où Viollette demeure par ailleurs le maire de la commune principale.
À compter du 19 août 1940, le général Benoît-Léon de Fornel de La Laurencie (1879-1958) est nommé délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés. Auparavant, il a fait partie du tribunal militaire qui a condamné à mort par contumace Charles de Gaulle, ce félon. Il est intéressant de savoir que La Laurencie basculera dans le camp de la Résistance dès la première moitié de 1941, un peu avant Moulin. En attendant, La Laurencie et Moulin, patron et subordonné, correspondent régulièrement sur les affaires courantes inhérentes à la gestion d’un département. Moulin est prié de s’incliner toujours devant les injonctions allemandes. Aucun clash entre eux. Moulin est un haut-fonctionnaire habile, d’une redoutable efficacité. Il applique les directives, toutes les directives. Véritable courroie de transmission, il multiplie les courriers avec les maires. Il échappe ainsi aux premières charrettes de l’épuration administrative. Le gouvernement a eu vent de ses actes héroïques des 17 et 18 juin. Et comme Vichy n’a personne sous le coude pour remplacer cet homme de grande valeur mais « d’ancien régime », il est décidé de le conserver à son poste encore quelque temps.
Arrive la grande affaire. Deux ordonnances allemandes - des 27 septembre et 18 octobre 1940 - exigent que les administrations préfectorales de la France occupée organisent un recensement des juifs et de leurs entreprises industrielles et commerciales. Les délais sont très courts : six à huit semaines. L’Eure-et-Loir est concerné. Jean Moulin, encore une fois, adopte une position légaliste. Le 9 novembre 1940, mission accomplie : le préfet Moulin adresse au major Ebmeier, Feldkommandant à Chartres, trois listes de juifs, une par arrondissement, cent-vingt noms au total.
Les listes contiennent les noms des juifs qui ont répondu volontairement au recensement (par voie de presse, notamment dans La Dépêche d’Eure-et-Loir). À l’exception de l’arrondissement de Chartres où Ludovic Lautier, le patron des Renseignements généraux, superviseur de l’opération, a, de son propre chef, inscrit d’office des non-déclarants, et même des non-juifs !!! Ces listes sont donc de qualité médiocre, truffées d'erreurs et très incomplètes : elles représentent environ la moitié de la population juive en Eure-et-Loir. Le manque de temps pour les élaborer n’explique pas tout. Jean Moulin est parfaitement conscient que Ludovic Lautier, qui est arrivé en Beauce seulement quelques jours auparavant, donc sans maîtrise opérationnelle, ne pourra jamais produire qu’un travail rudimentaire, inexploitable à court terme par l’occupant. Et il se garde bien de l’aider...
À l’époque, personne en France ne se doute de l’exploitation ultérieure de ces listes à des fins génocidaires. Le quidam et le préfet d’Eure-et-Loir sont à la même enseigne. Également Maurice Viollette et Chérif Mécheri impliqués dans leurs sous-préfectures respectives. Ce qui nous paraît totalement abominable aujourd’hui représente en 1940 une sorte de normalité administrative, en écho à l’antisémitisme qui imprègne des pans entiers de la société française. Si les juifs, eux-mêmes, avaient eu connaissance de leur terrible destinée au moment du recensement, ils n’auraient sans doute pas accompli la démarche.
Il n’empêche, les trois listes de juifs transmises aux Allemands en novembre 1940 ont servi de base à l’élaboration, au cours des mois suivants (donc après le départ de Jean Moulin), grâce à des mises à jour successives, de fichiers quasi exhaustifs et, ainsi, aux déportations de la « Solution finale » à partir de la mi-1942. Soixante juifs répertoriés sur ces listes ont été arrêtés et internés entre 1941 et 1944. Cinquante-cinq ont été transférés à Auschwitz, où ils ont été assassinés.
Néanmoins, il serait ridicule de reprocher à Jean Moulin le fait d’avoir obéi, à l’instar de ses collègues préfets et sous-préfets des quarante-huit autres départements dans la zone occupée. Cela reviendrait à incriminer les juifs qui sont allés se faire recenser sur la base du volontariat : plus de cent mille à Paris.
(*) À noter que la sous-préfecture de Nogent-le-Rotrou a été supprimée entre 1926 et 1943.
(à suivre)
Gérard Leray