Jean Moulin et l'Eure-et-Loir (4)
Soudain, la déferlante après plus de huit mois de non-guerre, ou presque. L’offensive allemande commence le 10 mai 1940 en Belgique et au Luxembourg. Le 12, elle traverse la frontière française à hauteur de Sedan, là où les stratèges militaires ne l’attendent pas. Les maigres défenses sont pulvérisées. Ce même jour, le camp d’aviation de Châteaudun est bombardé pour la première fois. Les suivants ont lieu le 19 mai (encore Châteaudun et la base 122 à Chartres). Les pilonnages aériens se multiplient début juin.
Le soir du dimanche 9 juin, le quartier de la gare de Dreux est dévasté : 87 morts. Cependant que la Wehrmacht atteint la Seine à Rouen, l’exode des populations civiles prend des allures de fleuve en crue. Au même moment, Jean Moulin demande à son amie Antoinette Sasse (ou Sachs, 1897-1986) de le rejoindre à Chartres. Le lendemain 10 juin, le couple accomplit deux voyages automobiles vers Paris, aller et retour, afin de récupérer les archives que le préfet conserve dans sa garçonnière de la rue des Plantes. Il la prie ensuite de fuir urgemment vers le sud pour mettre ses papiers à l’abri. En soirée, le gouvernement quitte la capitale pour Tours.
Le 11 juin, Paris est déclarée ville ouverte. Jean Moulin surjoue la fibre patriotique en faisant imprimer une affiche (le texte sera publié dans La Dépêche d’Eure-et-Loir et L’Indépendant d’Eure-et-Loir deux jours plus tard) : « Habitants d'Eure-et-Loir, vos fils résistent victorieusement à la ruée allemande. Soyez dignes d'eux en restant calmes. Aucun ordre d'évacuation du département n'a été donné parce que rien ne le justifie. N'écoutez pas les paniquards qui seront d'ailleurs châtiés. Déjà des sanctions ont été prises. D'autres suivront. Il faut que chacun soit à son poste. Il faut que la vie continue. Les élus et les fonctionnaires se doivent de donner l'exemple. Aucune défaillance ne saurait être tolérée. Je connais les qualités de sagesse et de patriotisme des populations de ce département. J'ai confiance. Nous vaincrons. » Il se pourrait que, le soir même, Moulin ait participé au collage de cette affiche, avec le soutien d’une jeune femme infirmière, Jeanne Boullen.
Mercredi 12 juin, la BA 122 est évacuée. Moulin se rend dans l’Eure pour apporter du secours et du ravitaillement à 8 000 réfugiés bloqués dans des trains bombardés. Jeudi 13 juin, trente-cinq bombardements allemands sont recensés en Eure-et-Loir, faisant 110 tués à La Loupe, Châteauneuf, Nogent-le-Roi, Épernon, Chartres, Illiers et Nogent-le-Rotrou.
Vendredi 14 juin. Les Allemands entrent dans Paris avant le lever du jour. Moulin reçoit les instructions de l’état-major et du gouvernement (qui migre à Bordeaux) d’évacuation des services administratifs, à l’encontre de son ordre du 11. La débandade est complète : elle touche les pompiers de Chartres qui emportent leur matériel, le maire et les personnels municipaux, le directeur du service des eaux de la ville qui ferme les vannes, les gendarmes, le service militaire de santé, l’évêque, l’équipe de rédaction de La Dépêche. Il n'y a plus d'eau, de gaz, de téléphone et d'électricité…
Les attaques aériennes s’intensifient. En début d’après-midi, un train de réfugiés est mitraillé par l’aviation allemande en gare de la Taye, commune de Saint-Georges-sur-Eure. Seize personnes sont tuées, dont dix femmes, deux enfants et quatre hommes. Les corps sont transportés dans les dépendances du café de la gare. Nous en reparlerons.
Vers 17 heures, Moulin se rend à Dreux désertée par ses habitants. Il y rencontre Viollette, son maire, et Ressier, le sous-préfet. L’avant-garde de l’armée allemande est aux portes de la ville (elle y entrera le lendemain matin). De retour à Chartres à 19 heures, il rugit en constatant que les employés de la préfecture, en proie à la panique, se préparent à fuir.
Le 15 juin, à 2 heures du matin, Moulin se résout à autoriser l'évacuation des fonctionnaires préfectoraux, sous la direction du secrétaire général Jean Chadel. Moulin confie à son subordonné deux lettres, l’une à remettre au ministre de l’Intérieur dans laquelle il lui indique qu’il reste à son poste, l’autre adressé à ses mère et sœur. Les derniers à partir, à 5h30, sont Jean Decote et un certain Édouard, son huissier personnel.
Dans la ville préfecture traversée par le flux persistant des réfugiés, il reste moins d’un millier d’habitants (sur 27 000 !), dont une majorité de vieillards. L’heure est aux pillages, commis par des Français. Jean Moulin découvre en soirée le vol de sa propre voiture, par des soldats en retraite. Puis, il s’en va rue de Beauvais (aujourd’hui Henri-IV) toquer à la porte de Maurice Vidon, qui fut maire entre 1925 et 1929. Il demande à l’ancien édile conservateur d’assurer l’intérim du titulaire, Raymond Gilbert, qui s’est carapaté dans sa résidence de villégiature aux Sables d’Olonne. Vidon accepte. L’immense solitude du préfet se réduit un peu.
Le 16 juin, on se bat entre Maintenon et Chartres. Le 26ème régiment de tirailleurs sénégalais contrarie l’avancée allemande. Près de Chartainvilliers, la rumeur - fausse - se répand côté allemand qu’un officier éclaireur de la Wehrmacht a été découvert « le ventre ouvert et les yeux crevés ». À partir de là, les Allemands ne font plus de prisonniers…
Aux premières heures de ce dimanche funeste, une foule d’environ deux cents civils manifeste devant la préfecture en réclamant à manger. Jean Moulin obtient du chef d’escadron de Torquat, qui commande le 1er bataillon du 7ème dragon - officiellement chargé de la défense de la ville - la réquisition de deux soldats, boulangers de métier, pour fabriquer du pain. Le soir, de Torquat annonce au préfet Moulin qu’il évacue ses troupes. Les Allemands arrivent. Il n’y aura pas de résistance. C’est fini...
(à suivre)
Gérard Leray