Des betteraves ou des abeilles ?

Échos d’un échange avec le député de ma circonscription.

Au second tour des dernières élections législatives, j’ai accordé mon suffrage à Guillaume Kasbarian. Ce n’était guère un vote d’adhésion, mais il fallait trancher. Maintenant qu’une interpellation récente que lui ai adressée à propos du projet de loi sur les néonicotinoïdes m’a valu d’être traitée d’ « idéologue repeint en vert à des fins électorales », mon scepticisme de votante me console. Explication.

En Eure-et-Loir, il y a 10 500 hectares de plantations de betteraves ; cela, je le sais grâce à notre député, sur lesquels les pucerons ont sévi, ce qui a réduit de moitié la production. Dommage : les cultivateurs avaient abondamment pulvérisé les pesticides par voie aérienne. Qu’à cela ne tienne : le gouvernement prépare un projet de loi qui a la faveur de notre représentant à l’Assemblée : les betteraviers bénéficieront d’une dérogation de trois ans pour user à nouveau de semences enrobées de néonicotinoïdes, reconnus comme des neurotoxiques puissants, destructeurs d’insectes, des abeilles en particulier. Le député est pour : les betteraves étant récoltées avant la floraison, l’impact sur les abeilles est limité, et celui-ci précise, charitable : « vous ne trouverez jamais de miel de betterave sur le marché de Chartres » ! Et il annonce, peu soucieux des contradictions, que la science des instituts techniques betteraviers met au point (mais cela prend du temps, reconnaît-il) « un plan de protection des pollinisateurs ». Il ajoute , malin, que, sans cette politique agro-industrielle, les importations sont inévitables, avec les effets induits de pollution dus aux transports et de déforestation de l’Amazonie…

L’argumentation de M. Kasbarian peut paraître solide : il faut préserver l’industrie sucrière locale, et les emplois qui vont avec ! Imparable, en apparence. Sauf si l’on se souvient de l’article de Florence Aubenas dans Le Monde du 3 juin 2020, « Les Sacrifiés de la sucrerie de Toury ». Ces ouvriers , « premiers de corvée », ont, dès le déclenchement de la pandémie, travaillé jour et nuit pour produire du gel hydroalcoolique, ce qui n’a pas empêché la fermeture du site et le licenciement des 128 employés, cependant que le président de la République prônait « l’indépendance agricole, sanitaire, industrielle,et technologique française ». Responsables : rachat, concentration, suppression pour cause de … surproduction !

En effet, le monde croule sous le sucre, ce qui profite largement à Coca Cola, par exemple, qui réduit ainsi largement les coûts de sa matière première. Illusoire « souveraineté » sur le sucre, qui sacrifie non seulement le miel (pourquoi n’en revendiquerait-on pas la souveraineté ? C’est une richesse économique, autrement raffinée et précieuse), mais également toute chance de production végétale. On met en péril la terre, l’eau et la biodiversité uniquement pour le profit de multinationales aux moyens exorbitants, capables de faire plier tous les gouvernements grâce à la menace du chômage, et usant, c’est un comble, du chantage écologique ! Et le pire est que le gouvernement français, qui clame sur tous les médias son souci de la préservation de la planète, bla-bla, surfe précisément sur ces réflexes du public (la peur du chômage en premier lieu), occultant le risque mortel que font courir au vivant ces produits insidieusement nommés « phyto-sanitaires ».

Encore, si personne n’avait alerté, nous pourrions comprendre la crédulité de nombre de gens, ainsi que l’indifférence de certains législateurs. Mais il est quasi impossible d’ignorer les résultats de la recherche scientifique, des enquêtes de journalistes lanceurs d’alerte qui ne ménagent pas leur peine. Comment voter des lois sans avoir écouté un jour Marie-Monique Robin, qui a fait des documentaires, organisé le procès de Monsanto (qui n’était pas à la barre, cela va sans dire ! Mais les témoignages des victimes, en revanche, sont saisissants), Fabrice Nicolino, qui a créé les Coquelicots, les plus sérieux et les plus humoristiques des activistes, qui ont commencé par de simples analyses à révéler à nombre de citoyens la présence de résidus de pesticides et autres engrais cancérigènes dans leurs urines. Sans lire les ouvrages de Pablo Servigne, qui a donné à la notion d’effondrement son étendue, sa dimension concrète, mais aussi les solutions pour en limiter les répercussions. Sans écouter les lumineuses conférences de Gaël Giraud, qui a précisément organisé des cours de rattrapage passionnants pour les députés et les sénateurs. On se désespère que quelqu’un qui révèle une telle maîtrise des périlleux circuits financiers, de l’économie, mais également de la réalité biologique du monde n’inspire pas ceux dont le métier est de penser le meilleur pour leurs semblables. Mais a-on encore des « semblables » une fois qu’on est élu ?

Aujourd’hui, le gouvernement est fier d’annoncer que, sur les cent milliards de la manne européenne, trente seront consacrés à la « transition ». Mais ce sont soixante-dix milliards qui manqueront à ladite transition. C’est ne rien vouloir céder sur le fond, précisément parce que nos dirigeants sont redevables aux puissants qui ont organisé leur accession au pouvoir. Or, sous peine de voir tous les équilibres naturels indispensables à la vie se dérégler définitivement, c’est toute l’économie doit être l’objet de cette révolution écologique, et l’agriculture en particulier doit être repensée. Si la pollinisation continue de décroître, la production alimentaire chutera drastiquement, ce sont les biologistes de Pollinis qui l’affirment (leur association ne vit que grâce aux dons militants).

Heureusement, beaucoup de gens travaillent : des maraîchers, céréaliers, boulangers et autres artisans s’installent, ils sont jeunes, certains ont lâché des métiers lucratifs pour se consacrer à ce que l’on appelait autrefois « la terre », et ils commencent à être nombreux en Eure-et-Loir. Ils s’appuient en partie sur le financement participatif, s’organisent en réseaux, font des adeptes, contribuent à arrêter des projets funestes. Leurs résultats sont la preuve vivante que l’on peut produire autrement, et nourrir sainement toute la population, en faisant appel à des bras, en développant les circuits locaux. La plupart du temps, des artistes, des penseurs les rejoignent. Se dessine là une société où chacun aurait sa place. Il faudrait juste convaincre les betteraviers et ceux qui dépendent d’eux qu’ils seraient les premiers à s’y retrouver, et leur en donner les moyens, avec l’argent de l’Europe, par exemple. Mission d’élu.

Chantal Vinet

https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/03/les-sacrifies-de-la-sucrerie-de-toury_6041561_3224.html