Chartres, espace urbain dominé
Cet article esquisse une analyse des effets de la politique du maire-président(s) Jean-Pierre Gorges sur la structure de cet espace urbain dominé (par rapport à l’ogre parisien) qu’est Chartres.
Pour l’essentiel, derrière sa stratégie de destruction-construction, bien faite pour offrir aux journalistes complaisants de la presse locale et nationale le spectacle d’une « rénovation urbaine » permanente, la municipalité néo-conservatrice a accentué la spécialisation de Chartres dans la division régionale du travail (au sein de l’aire urbaine parisienne), spécialisation qui lui assigne des fonctions infra-urbaines, autour de la formation et de la réfection de la force de travail.
La droite chartraine n’a développé que ce qui relève des fonctions « féminines » de la ville dominée : construction d’un parking pour un centre-ville censément devenu un centre commercial à ciel ouvert, aménagement de parcs pour la promenade du dimanche, amélioration du bâti dans les quartiers HLM en substitut à la création d’emplois pour les prolétaires qui habitent, entre autres, dans ces quartiers.
Surtout, la droite chartraine a beaucoup investi, avec son complexe aquatique surdimensionné, dans la mise en forme du corps, indispensable dans un régime d’accumulation qui repose sur l’érotisation de la marchandise. Elle a simultanément enlevé à la ville les attributs de la masculinité ouvrière des Trente Glorieuses : le véhicule « viril » qu’est l’automobile, signe d’activité économique, a été éloigné du centre ; les commerces du centre ont changé de nature : disparition de cafés populaires d’habitués et de lycéens et de commerces de bouche, tout cela remplacé par des magasins de vêtements pour femme et des cabinets d’esthéticienne.
En même temps, le développement universitaire a été stoppé et relégué dans les tréfonds de l’impensable (alors qu’il se poursuivait dans le reste de la France avec la construction de nouveaux bâtiments universitaires et l’arrêt de la baisse du nombre d’étudiants).
Tout cela au moment même où, dans d’autres villes, on renforçait les fonctions urbaines : accumulation accélérée de capital à Paris (notamment grâce à la spéculation immobilière qui a accru les ressources monétaires de la municipalité parisienne, avec les taxes sur les ventes), croissance de la population dans la ville-centre de l’agglomération bordelaise, etc.
Entre Paris et Chartres, l’opposition typique des villages kabyles étudiés par Bourdieu (et d’autres) entre le dehors et le dedans, la place publique et la maison, soit le masculin et le féminin, se trouve reproduite, mais à une échelle beaucoup plus grande. La différence de taille entre Paris et Chartres est colossale ; l’inégalité d’activité économique et d’équipements publics (excepté pour les sports et les loisirs « verts ») est gigantesque.
Et pourtant, il est plus facile pour un habitant des quartiers de relégation (HLM de La Madeleine, Beaulieu, Lucé, Mainvilliers) de percevoir immédiatement ce qui le sépare du centre-ville de Chartres, peuplé de petits cadres en début de carrière, de parents pauvres des familles parisiennes, et de professeurs et professions libérales en fin de carrière (en basse ville) – sans compter les appartements délabrés ou taudifiés où logent de jeunes prolétaires en transit – que ce qui le sépare des quartiers bourgeois de Paris (ceci contribue peut-être à expliquer la réussite de la droite néo-conservatrice chartraine dans sa conquête de l’électorat populaire).
La division sexuelle du travail se lit dans l’espace urbain dominé qu’est Chartres avec d’un côté des épouses assignées au marché du travail local, soit au mieux à des postes de petits fonctionnaires, souvent occupés à temps partiel, de l’autre des maris qui travaillent plus et gagnent plus, prenant chaque matin le train pour l’ouest parisien.
Nombreux sont les couples divorcés où le mari habite Paris tandis que la femme élève les enfants à Chartres, et la différence de prix des logements fait paraître cette situation comme résultant d’un « choix rationnel », et même « évident » comme dirait plus d’un petit-bourgeois chartrain, victime presque consentante de ce système absurde.
Couronnement de l’urbanisme néo-conservateur de Gorges : l’école de Beaulieu, représentative de ce qu’on peut appeler le complexe carcéro-scolaire. De l’extérieur, c’est un bunker percé de rares ouvertures, avec à l’entrée un hall de quatre mètres (au jugé) de haut, tout à fait à la mesure des enfants qui la fréquenteront.
Mais le mépris de classe de la droite chartraine résonne plus que tout dans le nom donné à cette école, qui est aussi celui d’un lycée parisien temple de la reproduction des « élites républicaines » et de l’exclusion des Français ordinaires qui n’ont pas les moyens d’habiter dans le Ve arrondissement ni de contourner la carte scolaire, et qui, bien souvent, n’ont pas d’autre « choix » que d’habiter dans un espace de relégation parfois encore moins bien loti que Chartres.
Stéphane Mourad