Caméléon(s)

« Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent qui la fait tourner. » L’on doit cette citation remarquable à Edgar Faure (1908-1988), homme de droite incontournable sous les 4ᵉ et 5ᵉ républiques (ministre, président du conseil, sénateur, député, président de l’Assemblée nationale). Sa longévité politique doit beaucoup à sa capacité à louvoyer.

En 2024, le pays chartrain compte deux « bêtes de Pouvoir » qui s’appliquent à copier le maître en la matière : Jean-Pierre Gorges et Guillaume Kasbarian. Rien ne leur importe plus que le Pouvoir. Sans ce Pouvoir, leur vie perdrait son sens, ils seraient complètement nus et souffriraient le martyre. Les pauvres...

Qui se souvient des débuts en politique du jeune trentenaire Guillaume Kasbarian en 2016-2017 ? Pour décrocher le Graal - un poste de député  -, ce diplômé de l’ESSEC met en sourdine ses convictions libérales. Il se déclare contre le projet d’A154, gagnant ainsi la confiance des écologistes et militants de gauche euréliens. En réalité, il cherche avant tout à se démarquer des autres élus majeurs du département tous promoteurs de l’autoroute. Une opération marketing en somme. Et ça marche ! Il est élu haut la main dans la foulée de son mentor de président Macron. L’entend-on encore sur le sujet ? Il est passé à autre chose. A154, produit d’appel, tête de gondole…

Sauf que Jean-Pierre Gorges dégaine la sulfateuse. Ce jeune-là l’inquiète énormément : pas question que l’accouru lui pique son trône. N’a-t-il pas lors de la législative 2017 pulvérisé Franck Masselus, son bras droit ? La guerre de tranchée commence. Quasiment tous les mois dans la Tribune de la majorité du magazine Votre Ville, Gorges « défonce » le « député hors-sol ». Kasbarian ne bronche pas, joue en défense.

En douce, courant 2019, « Kasba » (pour les intimes, la « Gapette » pour les autres) prend contact avec la mouvance écologiste chartraine, participe à plusieurs réunions, témoigne de sa détestation du maire-président de Chartres, mais s’éloigne assez vite après avoir constaté son impuissance à manipuler et à imposer son leadership. Lors de la municipale de 2020, il envoie un affidé sans relief au casse-pipe. Il se persuade que son heure viendra plus tard.

Le temps passe, Kasbarian s’incruste dans le paysage. Il rempile à la députation en 2022. Comme par hasard, le « NON à l'A154 » n'est plus d'actualité. Il botte en touche à chaque fois que le sujet est abordé. Gorges interprète cela, à juste titre, comme une main tendue. De fait, les trois élus LREM/Renaissance au conseil municipal de Chartres ne s'opposent pas à la majorité gorgienne. Au contraire, ils en deviennent une force d’appoint. De bons petits soldats kasbariens… Il faut préparer l’échéance de 2026. Ça tombe bien, Gorges compte encore rempiler. Mais celui-ci est en froid glacial avec Les Républicains, sa famille politique originelle, à cause de sa brouille mortelle avec Olivier Marleix. Il a besoin d'un partenaire costaud. C'est une question de survie.

La nomination de Kasba au sous-ministère du Logement persuade Gorges d’enterrer définitivement la hache de guerre avec la macronie. « Je te soutiens, tu me soutiens ». L’alliance entre les deux ultra-libéraux est constituée. Kasbarian, « le meilleur ministre du Logement depuis des lustres », dixit Gorges, sera l’héritier. Masselus, Fromont, Guéret et Dorange mangent leur chapeau.

La dissolution du 9 juin 2024 fait éclater le deal au grand jour. Kasbarian repart pour son troisième combat législatif. Il sacrifie la famille Legué (Véronique de Montchalin), son principal support beauceron, sur l'hôtel de ses ambitions. La présence d’Isabelle Mesnard - gorgienne patentée - à ses côtés comme suppléante fait l'effet d'une bombe. Une partie de l’électorat de Gorges s’étrangle, ne comprend pas la magouille : « Jean-Pierre a cogné comme un fou sur Kasbarian, et maintenant il l’embrasse sur la bouche ! C'est fini, l'un comme l'autre n'auront plus jamais ma voix ! »

Voilà comment on fabrique la répulsion pour la chose publique. Le caméléonisme, une des causes de la flambée du RN.

Gérard Leray