Aux nuits à venir, de Joffrine Donnadieu
Qu’est-ce qui se joue au 46 bis rue des Martyrs ? L’immeuble vétuste est entouré d’un échafaudage qu’une jeune femme escalade avec aisance. Est-il vide de ses occupants ? A priori oui, mais il reste un ancien militaire guère décidé à quitter les lieux, malgré la pression d’un promoteur immobilier sans scrupule. Marge et Victor ne se connaissent pas. Leur rejet de la société les réunit pour lutter contre le monde extérieur. Ces deux personnages peuplent Aux nuits à venir, le dernier livre de Joffrine Donnadieu. Un roman symphonique magnifiquement orchestré. Un roman qui atteint les hautes sphères de la littérature avec un final magistral, majestueux et idyllique à vous couper le souffle !
Joffrine Donnadieu a décidé de marier l’espace et le temps pour nous faire voyager au gré de son imaginaire. A bord de ce voilier, porté par des vents mauvais, Marge et Victor ont hissé les voiles pour partir à la découverte d’eux-mêmes. Marge est en rupture avec sa famille et notamment avec sa sœur Violette. Perdue, elle n’attend pas grand-chose de la vie. D’autant plus qu’elle passe pour une folle avec ses crises. Son monde, perturbé par des images d’un « petit cou blanc », est habité par des créatures. Gloria, Viviane, Daphné, Esther et Alice constituent une communauté vivant dans son ventre. Elles veulent que Marge leur raconte son histoire. Des images, des sons la ramènent à une certaine nuit de 96. Une nuit, où sa vie semble avoir basculée. Qu’a-t-elle fait… ou pas ? Tout se mélange, le vrai, le faux, l’imaginaire, la réalité. Victor, malgré la différence d’âge, éprouve des sentiments pour la jeune femme qu’il recueille chez lui.
Désireux d’aider Marge, il déshabille avec délicatesse son âme avant de pouvoir lui faire l’amour. Il veut que cet instant, où leurs corps seront réunis en harmonie, soit le point ultime de leur relation car « Cette femme la vie elle s’en fout. » « S’il y a bien une chose, dont elle ne se fout pas, c’est de l’amour. Cette femme crie son besoin d’amour. L’amour est sa guerre. » Et c’est bien d’amour dont il est question dans ce roman sensuel où l‘âme et le corps s’unissent dans le feu d’une passion, emportée par une ombre au clair de lune. Joffrine Donnadieu nous livre aussi sa réflexion sur le fonctionnement de notre société : « Les jardins ne sont plus secrets, ils fleurissent sur les réseaux sociaux » ainsi que sur nos comportements : « Mais ce que le monde a perdu de plus beau, c’est l’attente. C’est magnifique de perpétuer l’attente. C’est une forme d’exigence. Plus personne ne sait attendre. L’ère du ‘‘tout, tout se suite’’ s’est installée. » et le plus important, sur les sentiments : « Parfois, il faut apprendre à vivre sans rien. Soyez déjà heureuse d’avoir rencontré le grand amour. Surtout aujourd’hui où plus personne ne sait aimer. » dit Esther à Marge qui a su aimer jusqu’au désespoir la couleur de cendre, jusqu’au bout de l’espérance et de la souffrance. Il faut lire Joffrine Donnadieu, passionnément !
Pascal Hébert
Joffrine Donnadieu, Aux nuits à venir, éditions Gallimard, 395 pages. 22,50 euros.
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Q. Après Romy, rencontrée dans votre précédent roman, on fait la connaissance de Marge. Une marginale prise pour folle, alors qu’un événement l’empêche de vivre. Parlez-nous d’elle ?
Cela fait maintenant quatre ans que je passe mes journées et mes nuits avec elle et pourtant, je ne la connais pas encore totalement. Elle me fascine et me hante autant que Romy. Je ne pourrais pas écrire si je n’étais pas totalement habitée par mon héroïne.
Marguerite, dite Marge, a 34 ans. Elle a vu le jour un 13 décembre 2022 après des mois de recherches. Nous la rencontrons au moment où sa sœur, Violette, enceinte de son deuxième enfant, la chasse de chez elle après un an de cohabitation. Marge se retrouve alors à la rue avec sa cantine militaire qui contient toute sa vie. Un point commun avec Romy. J’aime les femmes fragiles, mais fortes et indépendantes. J’aime les femmes qui ne font aucune concession afin d’être cohérentes avec leur choix de vie quitte à se mettre en danger. J’aime les femmes excessives et impulsives. J’aime les femmes qui frôlent la folie non parce qu’elles sont folles, mais parce que le monde n’est pas adapté à leur liberté.
Marge déteste les limites, les espaces étriqués, la hiérarchie, la logique. Chaque jour, elle met en place des stratégies pour ne pas se faire engloutir par les injonctions de la société.
Elle trouve refuge dans une cabane de chantier abandonnée au premier étage du 46, bis rue des Martyrs. Elle croit être seule, et pourtant, une nuit, elle fait la connaissance du dernier occupant des lieux qui refuse de vendre son appartement au promoteur immobilier.
Q. Victor est un ancien militaire. Il vit d’une manière recluse avec ses petits soldats qu’il peint. Lui aussi est en marge de la société. Que représente-t-il pour vous ?
Victor, la soixantaine, a passé son enfance en banlieue, à Bagnolet exactement. Son père souhaitait qu’il intègre l’usine Renault comme lui. Il aurait fait un bon ajusteur-outilleur. Mais Victor rêvait d’aventures, d’adrénaline, de combats. S’éloigner autant que possible de la grisaille des HLM. Il s’est alors engagé dans l’armée pour échapper à son destin. C’est sous le ciel du désert, au cours des longues nuits de veille, qu’il a découvert les grands chefs d’œuvres de la littérature et que son goût pour les histoires s’est développé.
Marge, qui est envahie par des personnages de femmes, des créatures comme elle les nomme, lui permet de retrouver son amour pour l’imaginaire, les mots, la musique de la langue française qu’il aime tant. Elle lui permet de vivre au présent dans un monde inventé de toute pièce. Loin du promoteur immobilier, loin de Joséphine, sa femme décédée, loin de ses conquêtes, loin de ses souvenirs de guerres.
Victor est un homme sensible qui se reconnaît en Marge. Il va l’aider à faire face à ses souvenirs, et surtout, vivre avec elle la plus grande histoire d’amour de sa vie.
Q. Marge court après un tourment qui l’empêche de vivre. Un tourment qui prend sa source dans un drame familial. Comment analysez-vous le poids de la culpabilité ressenti par Marge ?
Marge a vécu ou croit avoir vécu un drame lorsqu’elle avait six ans. Elle est intimement persuadée d’avoir fait mal à un petit cou blanc. Pour oublier ces images, elle s’assomme avec des somnifères. Quand elle n’en a pas, elle fait des crises de somnambulisme et obéit aux créatures qui prennent le contrôle de son corps. Elle ne sait plus faire la différence entre les vrais souvenirs et les faux, les images vues et les images créées de toutes pièces, la vérité du moment et la vérité déformée par le temps, l’histoire qu’on se raconte à soi-même et l’histoire racontée : l’héroïne et la victime ne font qu’une.
Le silence a enveloppé toute la famille et chacun des membres s’en est accommodé. Chacun s’est raconté son histoire pour survivre, faire comme si rien ne s’était passé afin de retrouver un semblant de normalité. Marge a fait appel à son imaginaire pour traverser les années et ne pas briser l’équilibre familial précaire. Cependant, les coutures craquent. Le poids du secret est trop lourd à porter. Elle doit savoir ce qu’il s’est passé une nuit de 1996. Cela devient une obsession.
Je suis passionnée par les obsessions sans doute parce que j’ai travaillé plus de dix ans dans des services psychiatriques.
Q. L’amour de Victor pour Marge est fort. Il refuse ses avances tant qu’elle n’aura pas percé le mystère de cette nuit de 96. Une belle preuve d’amour ?
Victor veut faire l’amour à Marge quand elle sera elle-même. Pas envahie par des créatures. Pas hantée par son passé. Il désire qu’elle soit complètement là, en pleine possession de son être, de ses pensées, de ses sensations, de ses émotions. Avant tout, de son désir pour lui. Il souhaite faire l’amour à une femme libre et libérée de ses démons, certaine de son amour. Quand ils le feront, ce sera beau. Il s’accroche à cela, comme si c’était sa dernière mission. Marge est un territoire à conquérir, une terre à explorer, un pays où il se sent chez lui. Marge est sa maison.
Q. « Romy et Odette, c’est la rencontre entre la folie de la jeunesse et la démence de la vieillesse » disiez-vous à propos des personnages de votre précédent roman. Que diriez-vous pour Marge et Victor ?
La rencontre de Marge et Victor est différente. Ce sont deux cabossés de la vie, certes, mais ils ne sont pas fous. Nous pouvons les considérer comme des êtres marginaux. Mais est-ce que refuser l’ordre établi par une société qui ne prend pas en considération l’humain, les technologies qui privent de liens purs et sincères, de spontanéité et d’imprévus, les rend-t-ils réellement marginaux ?
Marge et Victor sont pour moi, les personnes les moins folles de ce roman. Je les perçois surtout comme deux réfractaires qui gagnent du temps pour vivre leur histoire. À leurs yeux, cela n’a pas de prix et ils seront prêts à tous les sacrifices pour y parvenir.
Q. « Ce que le monde a perdu de plus beau, c’est l’attente. » Estimez-vous que tout va trop vite ?
Ça va trop vite, oui. Il y n’a plus de place pour la réflexion ni pour le silence. Au moment où je réponds à cette question, mon portable s’allume. Une quantité de notifications m’informent sur l’état actuel du monde. Chacun exprime son opinion sur tout et n’importe quoi, désire son moment de gloire, son buzz sur les réseaux sociaux. Les mots ne sont pas pesés. Les commentaires sous pseudonymes, tous aussi virulents les uns que les autres fleurissent sur la toile. Il n’y a plus de journalistes, plus de critiques, plus de philosophes, mais des instagrameurs, des influenceurs, des politiciens de bas-étage. Personne ne s’écoute, personne ne cherche à comprendre l’autre. Les vraies rencontres, celles qui bousculent, se font de plus en plus rares aussi bien en amitié qu’en amour.
La littérature est le dernier territoire qui permet d’approcher des personnages étranges, déconcertants, absurdes, à l’opposé de soi. Des personnages qui troublent, mettent mal à l’aise, remettent en question. Le lecteur essaye de comprendre une situation, un geste, un regard. Il se met à la place du personnage. Il peut être dans l’empathie ou dans le rejet, mais avant tout il lit en silence, prend le temps de se poser et de savourer chaque mot, de faire défiler les pages ou au contraire, repousser autant que possible le point final. Les livres nous emmènent dans un autre espace-temps, une autre réalité.
En ce qui me concerne, j’aime l’attente. Cette zone où tout est encore possible. C’est peut-être pour cela que j’écris mes livres en trois ou quatre ans. Je sais que j’ai besoin de ce temps pour appréhender mes personnages, découvrir toutes leurs facettes.
Q. Inventer une histoire, est-il un acte de jouissance ultime comme le constate Marge ?
Sans hésitation, oui. Écrire est un acte sexuel. Un acte charnel. Dans le fond, j’écris pour rencontrer des personnages et jouir. Le plaisir que j’éprouve en racontant l’histoire d’une femme, d’un homme ou d’un animal imaginaire est aussi violent que celui éprouvé avec un corps et un esprit que j’aime et admire. Mes personnages me hantent et me possèdent comme des amants. Ils se manifestent bien avant la naissance du récit. Tout commence avec une image : des draps colorés, une perruque fuchsia, un échafaudage. Pour moi, tout le processus de la création littéraire est sexuel. Bien sûr, il y a dans mes textes des scènes de sexe joyeux, de sexe pathétique, de sexe triste, de sexe animal, de sexe d’apprentissage, mais ce qui m’intéresse avant tout est le désir, sa naissance, son évolution, sa disparition. Sa façon de s’éclipser sans raison ou de faner doucement, de flamboyer, de se consumer en une seconde. La description d’un regard, d’une nuque, de cheveux en bataille sur l’oreiller, de lèvres sur un verre ou d’un corps tendu, si elle touche une vérité, devrait provoquer un changement de respiration chez le lecteur. Un personnage m’obsède, son parfum entêtant ne me quitte plus. Je ne vis que pour nos rendez-vous, au point de créer de la jalousie chez les vivants. Ils me le reprochent bien souvent et me surnomment le papillon de nuit. Dans leur monde, tout me semble fade et convenu alors que dans mes textes, rien ne l’est pour moi. La littérature est le territoire de ma liberté. J’écris pour vivre une nuit d’amour sans fin.
Q. L’approche sexuelle de Marge et Victor semble bien loin du standard actuel. La patience n’est-elle plus de mise dans l’amour physique ?
L’apparition des applications de rencontre a sans doute accéléré le commerce de l’amour consommable. Les portraits défilent comme des produits à sélectionner : des morceaux de viande à choisir dans la vitrine d’une boucherie. Il faut palper de la chair immédiatement. Il y a quelque chose de triste et de pathétique. Je ne dis pas que cette sexualité n’existait pas avant, mais c’était plus discret, plus caché. Aujourd’hui, il n’y a plus de place pour le secret. La sexualité n’est plus mystérieuse. Les gens étalent leurs vies, rendent publiques leurs nuits.
Marge et Victor sont en effet à l’opposé de cela. Postée sur l’échafaudage, Marge observe un long moment Victor derrière ses fenêtres. Elle le voit construire ses maquettes et rejouer des batailles, cuisiner, regarder des reportages animaliers, dormir. Elle connaît par cœur son quotidien. Elle le flaire telle une louve.
Arrive le moment de leur rencontre. C’est violent, physique. Marge est sur le territoire de Victor qui la perçoit comme son ennemie. Puis, ils vont s’apprivoiser, se tester, se découvrir. Ils adorent se retrouver dans leur terrier pour raconter des histoires. Le désir de se fondre l’un dans l’autre croît au fil des pages. L’amour devient de plus en plus fort. Victor, cet ours solitaire, a besoin de savoir où elle est, ce qu’elle fait. Marge est complètement perdue quand elle ne le trouve pas à ses côtés. Il leur est impossible de concevoir un futur séparément.
Avec ce troisième roman, j’ai voulu explorer le désir. C’est beaucoup plus subtil et complexe que de décrire des scènes de sexe. Il fallait que je passe ce cap avec Marge et Victor. Mon souhait au début de la création de ce roman était d’écrire une grande histoire d’amour, même deux histoires d’amour : l’amour entre Marge et Victor, et l’amour pour l’imaginaire.
Q. « Plus personne ne sait aimer » dit Esther à Marge. Un constat réel ?
Je serais peut-être moins sévère qu’Esther. Je dirais : plus personne ne sait comment aimer, ou plus personne ne prend le temps de s’aimer. Il faut du temps pour accepter de découvrir l’autre, pour dépasser des difficultés, pour se confronter à une autre vision de la vie. Une relation se construit avec les années et aussi, avec les épreuves. Or, aujourd’hui, il faut que tout soit simple, qu’il n’y ait pas une seule embûche dans le paysage. C’est dommage, c’est dans ces moments que l’on sait si l’on aime vraiment et si l’on est vraiment aimé.
Q. Quelle est votre définition de l’amour ?
Pour moi, l’amour c’est accepter et aimer toutes les facettes de l’autre d’un amour inconditionnel, même les facettes les plus sombres. L’amour, c’est sentir cette énergie en soi qui permet de se dépasser. L’amour, c’est ce désir viscéral de se fondre dans l’autre. Je suis persuadée que l’amour, le vrai, le grand, n’arrive pas deux fois dans une vie. Il faut savoir le reconnaître, le protéger, et aussi, peut-être, savoir aussi le libérer quand on aime encore. Jusqu’à la folie.
Q. De quelle famille littéraire vous sentez-vous la plus proche ?
Je me sens proche d’Artaud et de Calaferte pour la violence nue, d’Edgar Poe et Horacio Quiroga pour le voisinage de la folie, Cortazar pour l’imaginaire débridé, Shakespeare pour la puissance créatrice de la langue, Tennessee Williams pour ses univers poétiques et ses personnages féminins fragiles, Marguerite Duras pour sa liberté.
Q. Joffrine, quelle est votre urgence ?
Écrire.
Propos recueillis par Pascal Hébert
Photo Francesca Mantovani